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Soft Core
Fanfiction de Full Metal Jacket

Δ

Debout là-dedans, allez debout là-dedans ! Finie la branlette, à vos chaussettes !

Leonard ouvrit les yeux. La voix du sergent remplissait le dortoir de son habituel torrent d’ordres et d’obscénités. Le corps de Leonard glissa hors du lit superposé et se mit à tirer sur ses draps dans l’espoir de leur donner la forme réglementaire. Autour de lui les jeunes hommes en sous-vêtements blancs obtinrent un résultat impeccable en quelques secondes. Leonard s’autorisa un soupir.

Petite saloperie de païen communiste ! T’as vachement intérêt à me dire que t’aimes la Sainte Vierge, ou je t’étripe moi, à coup de pompes ! Alors dis-le que tu l’aimes la Sainte Vierge, dis le mon Guignol !

Il avait fallu moins d’une minute pour que le sergent se mette en pétard. Pour l’instant son attention était focalisée sur Guignol, à deux lits de là. Leonard savoura mentalement un répit qu’il savait être de courte durée.

Chef négatif chef !

Leonard se redressa et observa, abandonnant ses efforts pour dompter sa literie.

Mon petit Guignol, est-ce qu’on ferait de la provocation avec moi ?

Chef négatif chef ! Chef le deuxième classe ne souhaite pas mentir au sergent-instructeur chef !

Qui est ton chef de groupe, sac à foutre ?

Leonard ne pouvait pas l’aider. Quand le sergent prenait quelqu’un en grippe, cette personne passait une sale journée. Ou une sale semaine. Leonard avait été pris en grippe dès le premier jour.

Engagé Baleine !

Sa vision se troubla. Ses jambes le précipitèrent jusqu’au sergent, il le fallait, tout comme il fallait répondre quelque chose qui ne l’enfoncerait pas encore plus dans la merde. La tête vide, il s’écria :

Chef engagé Baleine à vos ordres chef !

Désormais l’engagé Guignol est ton nouveau chef de groupe et ton voisin de chambrée. C’est lui qui t’apprendra tout. Il t’apprendra même à pisser.

Il ne fallait pas montrer de confusion. Avoir l’air de réfléchir serait pris pour de la désobéissance.

Chef oui chef !

L’engagé Guignol est un crétin, il est ignare, mais il a les couilles et les couilles c’est tout ce qu’il faut…

Leonard n’entendit pas la fin de la phrase du sergent. Heureusement la réponse était facile à deviner, et il réussit à la crier en chœur avec les autres.

***

La sueur séchée auréolait les vêtements de Leonard. Malgré la fraicheur de la nuit tombante, une couche supplémentaire commençait déjà à se former.

Désolé pour ça, Leonard. Tu es probablement épuisé. Mais si le sergent pense que je te maltraite il nous laissera en paix.

Ses genoux protestaient à chaque foulée. Leonard se concentrait sur son souffle.

…et j’ai besoin qu’il nous laisse en paix, parce que j’ai besoin de te parler de choses qu’il ne doit pas entendre. Tu n’es pas obligé de répondre si tu n’as pas envie, mais j’aimerais vraiment que tu m’écoutes. Est-ce que tu es d’accord ?

Ils coururent en silence quelques secondes. Leonard hocha la tête.

Merci. Haa… par où commencer ?

Leonard ne savait pas.

Essaie de faire le moins de bruit possible en courant. C’est pas grave si tu ralentis. Si ton pied fait du bruit quand il touche le sol, ça veut dire que ta jambe a subi un petit choc. Et si tes jambes se prennent des milliers de petits chocs chaque jour, tu risques d’avoir des problèmes aux os ou aux articulations.

Leonard essaya. Leonard essayait toujours de suivre les ordres, mais son stupide corps réduisait ses efforts à des gesticulations inutiles et sans grâce.

C’est bien. Continue comme ça tant que tu peux. On va apprendre à travailler en équipe, toi et moi. Chaque jour, je vais te proposer une nouvelle règle. J’expliquerai pourquoi je pense que c’est une bonne règle, et je te demanderai si tu es d’accord pour qu’on la suive.

Guignol parlait d’une voix douce. Il n’était pas essoufflé.

La première règle est : « Ne pas mourir. » Ne me regarde pas comme ça, j’ai pas oublié où on est. Ecoute. L’idée c’est que la mort c’est un truc très très irréversible. Plus irréversible que le reste. Le reste… avec suffisamment de temps et suffisamment d’efforts, on peut guérir ou surmonter la plupart des blessures au moins un peu. On peut faire reculer la tristesse, la bêtise, la colère, la plupart des maux, au moins un peu. Mais pour faire ça, pour faire quoi que ce soit, il faut absolument être vivant.

Presque une minute s’écoula. Leonard s’aperçut que ses genoux recommençaient à lui faire mal, et se reconcentra sur ses mouvements. Au milieu de la cour, la grande échelle de bois trônait comme un monument érigé en l’honneur de son incompétence.

Guignol secoua la tête.

Bref, la règle numéro 1 c’est qu’on va survivre à tout ce merdier, Leonard. Qu’est-ce que tu en dis ?

***

Ce que j’aimerais que tu fasses, c’est mettre tes deux pieds sur le premier barreau, enjamber le deuxième pour passer de l’autre côté, puis grimper sur le barreau numéro deux, repasser de l’autre côté, et ainsi de suite aussi haut que tu peux. Ensuite, tu redescendras tranquillement. Je serai avec toi tout du long.

***

Bien joué Leonard. On a bien mérité une bonne douche. Demain on réessaiera de passer le sixième barreau.

***

Δ

La deuxième règle est : Connaître la victoire.

Ils étaient tous les deux en équilibre sur une jambe. Le genou plié levé le plus haut possible, l’autre jambe de Leonard commençait à peser étonnamment lourd. Guignol le regardait sans rien dire. Il sourit et reprit :

C’est une bonne question Leonard, je te remercie de me l’avoir posée ! Non, cette règle ne veut pas dire « il faut gagner ». Ce que je veux dire ici c’est que Connaître la victoire, ça demande trois trucs. D’abord ça demande de se connaître soi-même au moins un peu. Moi, parmi tous les futurs mondes possibles, il y en a certains que je préfère à d’autres. Si je ne connais pas du tout mes préférences, alors je ne saurai jamais quels chemins m’éloignent des scénarios où je serai heureux. On change de jambe.

 

Ils changèrent de jambe.

Ensuite, ça demande de connaître le monde au moins un peu. D’être curieux. D’être alerte. D’apprendre de mes erreurs comme de mes réussites, pour être au moins un peu capable de deviner les conséquences de mes choix.

 

Leonard fronçait les sourcils.

Et enfin, ça demande de se protéger. Des fois certaines situations font qu’on perd ses repères. Il y a des gens qui vont essayer de nous faire oublier nos préférences et d’implanter les leurs à la place – et je suis sûr que tu vois de quoi je parle. Il y a des techniques… des travaux de psychologie qui racontent ce qu’on peut faire à un esprit quand on contrôle les punitions et les récompenses.

Leonard peinait à garder son équilibre et fit trois petits sauts à cloche pied pour éviter de chuter.

 

Dans ce genre de situation, tes préférences sont ton deuxième trésor le plus précieux. Est-ce que tu peux me dire ce que c'est le premier, Leonard ?

 

Le genou de Leonard tremblait de plus en plus fort. Au bout d’un long moment il répondit :

 

Ma vie ?

Exactement. C’est pour ça que la règle numéro 2 ne s’applique que si elle ne contredit pas la règle numéro 1. On pose, et on recommence à courir. Si tu sais ce que tu veux, que tu regardes le monde, et que tu déjoues les gens qui cherchent à te perdre, alors tu reconnaitras la victoire quand tu la verras. Bon j’utilise le mot victoire, c’est peut-être pas le meilleur mot. Mais j’aime bien le présenter comme ça parce que je peux me demander « Est-ce que je ressentirais ça comme une victoire ? » et ça me donne rapidement une réponse sur ce que je veux au fond de moi. C’est pour ça que si tu es d’accord avec la règle numéro 2, j’aimerais que tu te poses sérieusement la question : qu’est-ce que tu veux, Leonard ?

***

Combien de belles pompes tu peux faire d’affilée ?

***

 

Bande de punaises, c’était lamentable ! 5 secondes ! Cinq putains de secondes pour lancer la charge ! Autant baisser directement vos frocs et appeler les Viets pour qu’ils viennent s’occuper de vos souffleuses à chocolat. Absolument minable.

 

En réalité ils avaient mis trois secondes et demi, soit légèrement mieux que la moyenne des groupes précédents. Mais ce n’était pas ce qu’ils avaient besoin d’entendre actuellement.

Vous n’êtes qu’un ramassis de pustules même pas foutus de trouver votre trou de balle avec vos deux mains ! À partir de maintenant vous allez faire mieux que ça, ou vous allez chier vos dents ! Est-ce que c’est clair ?

 

Chef oui chef !

Et en parlant de trous de balles, est-ce que l’un d’entre vous peut me dire quelle forme ont nos balles de fusil ? 

Des regards interloqués. Trop habitués à essayer de comprendre. Classique.

 

Personne ? Engagé Guignol.

 

Chef, elles sont cylindriques et effilées chef !

 

« Cylindriques et effilées » mais dis-moi c’est que tu m’impressionnes mon Guignol ! Je vois que tu connais des mots à te faire pomper le dard ! Est-ce que tu te serais pas discrètement carré un dictionnaire dans le fondement ce matin ?

 

Des rires incertains.

 

Chef non chef !

 

Non ? Tu aurais donc la science infuse ? Tu voudrais pas faire l’instructeur à ma place, sac à foutre ?

 

Une panique rapidement masquée. Intéressant.

 

Chef, négatif chef !

 

Deuxième bonne réponse ! T’es un vrai prix Nobel, engagé Guignol, pas vrai ? Je parie que tu dois aussi savoir pourquoi nos balles ne sont pas arrondies ?

 

Chef c’est pour éviter qu’elles ricochent sur la cible chef !

 

Affirmatif ! Ecoutez bien ça mes loulous, ouvrez grand vos poches à cérumen. Une balle de fusil M14 est pointue parce qu’elle sert à détruire un point. C’est comme ça que ce bout de ferraille peut flanquer la dernière des migraines à un pauvre diable à plus de 200 pieds de distance ! Une balle ne se disperse pas. Elle ne prend pas cinq putains de secondes à se demander le pourquoi du comment. On la pointe dans une direction, elle y va, et elle détruit. Et vous tas d’incapables vous allez apprendre à faire aussi bien, même si je dois vous piétiner le crâne jusqu’à ce que ça rentre !  Quand j’en aurai fini avec vous, vous serez affutés comme des lances, prêts à embrocher des culs de Viets par paquets de douze. Vous serez aussi pointus et mortels que les balles de vos fusils. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

Chef oui chef !

 

Engagé Cowboy ! Engagé Guignol ! Engagé Blanche-Neige !

Chef oui chef !

Vous allez former des équipes.

***

Δ

La règle numéro 3 c’est « Apprendre à perdre ». Celle-ci je t’avoue qu’elle est plutôt là pour moi, parce que j’ai du mal avec ça. Et non, je ne suis pas en train de me vanter que je gagne tout le temps. Top !

Leonard et Guignol se jetèrent au sol paumes les premières et firent trois pompes.

Hier, je te disais que je préférais certains états du monde à d’autres. Eh ben figure-toi que les mondes que je préfère ne ressemblent pas du tout à ça.

Guignol fit un geste vague, montrant les alentours. Tous deux se remirent à courir.

Ils ne ressemblent pas du tout au corps des Marines. Quand j’ai appris que j’étais enrôlé, j’ai tout de suite su au fond de mes tripes que ce n’était pas une « victoire » pour moi. Pourtant je suis venu. Top !

Trois nouvelles pompes.

J’aurais pu résister. Je voulais résister. J’avais un plan qui me permettait de m’en sortir malgré le fait que ma famille et la plupart de mes amis m’auraient tourné le dos. Je pouvais me trimballer toute ma vie une étiquette de lâche, de traître à mon pays, et malgré tout m’en sortir. Dans le pire des cas, je pouvais littéralement me tirer une balle dans le pied avec la carabine de mon père. Dans le pire du pire des cas… Bref, je pouvais choisir que je voulais absolument gagner cette bataille. Top ! Mais au dernier moment je me suis aperçu que j’étais bête. Que je n’arrivais pas à perdre – et qu’à cause de ça je m’apprêtais à perdre énormément de choses précieuses. Que ça m’empêchait de voir un meilleur chemin, où je perds la première bataille pour gagner les suivantes.

Leonard était silencieux, plongé dans son propre souvenir.

Des fois j’ai tellement envie de ne pas perdre, que je perds la possibilité de choisir ce que je perds. Tu vois ce que je veux dire ?

Leonard refit surface et hocha fermement la tête. Guignol eut un petit rire sans joie.

Mais la troisième règle comporte aussi un risque. De compromis en compromis, on risque de se compromettre. On risque de réinventer nos préférences pour que ces défaites ressemblent à des trucs qu’on voulait depuis le début. On risque de ne plus connaître la victoire. Top ! Dans mon cas, si je m’adapte un peu trop à la vie d’un marine, je peux oublier petit à petit à quel point je tiens à la règle numéro 1. C’est pour ça que la troisième règle ne s’applique que si elle ne contredit pas les deux précédentes.

Machinalement, Leonard s’essuya une fois de plus les mains sur son pantalon.

C’est plus facile à dire qu’à faire, parce que ça me demande de lutter contre mes envies immédiates. Je ne suis juste pas câblé comme ça, je crois. Quand je décide que je réviserai plus tard pour un exam, quand j’ai la flemme de faire de l’exercice physique, quand je choisis un soda plutôt qu’un jus de fruits, à chaque fois je gagne un petit plaisir immédiat. Mais toutes ces petites victoires se font au prix d’une grosse défaite plus tard. Parce que je n’ai pas envie de rater mon exam, ou d’être systématiquement essoufflé dans les escaliers, ou d’avoir du diabète. Top.

La nuit était douce, et la couverture nuageuse - si souvent présente au-dessus de l’île - en masquait les étoiles.

Et pareil, quand il m’arrive une tuile, je commence toujours par me demander « comment résister ? ». C’est ça mon envie immédiate. Et des fois j’oublie carrément de me demander « pourquoi résister ? ». Et comme en général je trouve des idées - soit pour esquiver soit pour riposter - c’est encore plus difficile de faire machine arrière dans ma tête pour vérifier si je ne ferais pas mieux de perdre.

***

C’est vrai que tu ne crois pas à la Vierge Marie, Guignol ?

 

Oui, c’est vrai. C’est même pire que ça : je ne crois pas en Dieu.

 

Ah.

 

 

 

 

Mais pourquoi ?

 

Parce qu’ils ne peuvent pas tous être vrais.

 

 

 

Comment ça ?

 

Tu sais combien il y a eu de religions différentes depuis le début de l’humanité ?

 

Ah.

 

Et la plupart sont contradictoires entre elles. Alors dis-moi Leonard : quelles sont les chances que dans ce défilé interminable de dieux, le vrai ce soit justement celui auquel on m’a appris à croire ? Quelles sont les chances qu’il n’ait rien dit aux humains pendant des centaines de milliers d’années ? Silence radio pendant qu’ils vénéraient des faux dieux ? Et bim, il y a quelques siècles il se réveille pour aller mettre enceinte une gamine - qui lui avait dit non, d’ailleurs ?

 

 

Et on voudrait me faire croire qu’aujourd’hui, cet être tout puissant et absolument bienveillant qui existe depuis avant la naissance de notre univers, qui règne en maître incontesté sur toute sa création, c’est-à-dire sur les milliards de milliards de planètes qu’il a créées juste en prononçant une phrase, ce type a besoin que j’aille buter des gens pour lui à l’autre bout de ce monde ?

 

 

 

 

 

Moi je crois en Dieu.

 

 

 

Pourquoi ?

 

 

 

Quand j’avais neuf ou dix ans, on est allés chez mes grands-parents pour Noël. Avec mes parents, ils nous ont emmenés faire la messe à l’église de leur village. C’était pas la première fois que j’allais à l’église bien sûr, mais cette fois c’était différent. Il y avait beaucoup de monde, des lumières, des chansons. Et c’est là que je l’ai senti. Un amour immense, une émotion, c’est dur à expliquer – ça ne venait pas de moi. J’étais rempli d’une sorte de chaleur, et je n’avais jamais connu ça avant. A ce moment-là j’ai su, aussi sûr que je sais que j’ai mal aux bras là maintenant. C’était comme ils disaient dans mon livre de sciences : l’expérience qui vient confirmer la théorie.

 

 

Quand on est rentrés chez nous, j’ai raconté ça au prêtre de notre paroisse. Il m’a grondé très fort. Il a dit que les sciences nous empêchent d’avoir la foi, et que Dieu ne veut pas qu’on sache avec certitude. Il a dit que Dieu veut qu’on croie en Lui malgré le doute, et c’est comme ça qu’on Lui montre qu’on L’aime. Ce jour-là j’ai beaucoup pleuré parce que je savais que je ne pouvais plus douter, donc je ne pouvais plus répondre à l’amour que Dieu m’avait envoyé. Je ne pouvais plus douter. Personne n’aurait pu me convaincre qu’Il n’existe pas, même avec des jolis raisonnements, tout comme personne ne pourrait me convaincre que je n’ai pas mal aux bras.

 

 

Je ne sais pas lequel est le vrai. Mais je sais que c’est dans une église que je L’ai rencontré.

***

 

C’était devenu une routine. Pendant la journée, Guignol m’apprenait à faire les choses que le sergent demandait. Et à la fin de la journée, sous le prétexte de me faire faire des exercices supplémentaires, il passait une heure ou deux à parler. Le plus souvent je ne disais pas grand-chose, je le laissais dérouler le fil d'une de ses idées étranges et fascinantes. Mais aujourd’hui quelque chose était différent. Guignol avait passé la journée perdu dans ses pensées, le regard vide. On courait côte à côte et son silence m’inquiétait. Quand il soupira et prit finalement la parole je compris qu’il n’était pas en colère contre moi, mais qu’il avait la frousse.

 

Il n’y aura pas de nouvelle règle aujourd’hui. Je vais te parler d’un truc, puis d’un autre, et je vais te poser une question. Je voudrais que tu oublies temporairement que je suis ton chef de groupe. Ce soir, on est juste deux personnes alliées face à un problème. Tu veux bien faire ça Leonard ?

 

Je hochai la tête, réalisai qu’il ne m’avait pas vu et dis : Oui, bien sûr.

 

Ok. Bien, ok. Donc. Pour commencer j’aimerais qu’on parle de mensonge.

Comme d’habitude, j’essayai de deviner où Guignol allait m’emmener. Pour une fois, je ne fus pas assez pessimiste.

Quand j’étais gosse je me souviens qu’on me disait souvent que mentir c’était mal. Moi j’avais compris qu’en disant certains mots d’une certaine manière je pouvais obtenir certains trucs. C’était une sorte de pouvoir, et pour moi c’était logique que les adultes n’aiment pas que j’utilise ce pouvoir. Ça ne les arrangeait pas, soit, mais je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû arrêter. C’est seulement plus tard que j’ai trouvé une raison de préférer ne pas mentir. A chaque fois que je dis volontairement une phrase que je crois être fausse, j’affaiblis quelque chose. J’affaiblis la confiance que les gens peuvent avoir envers moi – et dans une moindre mesure j’affaiblis aussi la confiance que les gens peuvent avoir les uns envers les autres. Et moi je crois qu’il y a certains trucs chouettes qu’on ne peut avoir que si on arrive à se faire confiance. Par exemple, tu te souviens pendant l’exercice de manœuvre ? Quand Cowboy a attaqué notre groupe dans le dos pendant une retraite ? Sur le moment ça lui a peut-être semblé être le meilleur coup à jouer pour gagner l’exercice.

Je me souvenais, bien sûr. Entre deux insultes, le sergent l’avait félicité pour avoir « écouté ses couilles », devant tout le monde. Ici les félicitations étaient suffisamment rares pour être immédiatement remarquées.

Mais depuis ce jour, à chaque fois qu’il nous a affrontés on s’est battus furieusement, comme des désespérés. Parce qu’on savait que si la retraite n’est plus possible, ça veut dire qu’à chaque escarmouche c’est gagner ou mourir. Et depuis Cowboy perd deux exercices sur trois, parce que je ne l’ai jamais imité. Ce qui veut dire que ses troupes ont toujours l’option de se replier. Bref c’est peut-être pas l’exemple le plus parlant, mais ce que je cherche à dire c’est qu’affaiblir la confiance des autres pour une victoire temporaire, ça transgresse souvent la règle numéro 3. Quand les gens ne se font plus confiance, c’est là qu’on commence à avoir besoin de cadenas et de murs et de prisons et d’armes et de plus grosses armes. Et au final tout le monde se retrouve à gaspiller énormément de temps et d’énergie et de ressources juste pour se protéger contre tous les autres, parce qu’on ne peut plus croire quand quelqu’un promet de ne pas attaquer. Le plus souvent on y perd beaucoup plus de trucs que ce qu’on avait gagné dans la petite victoire qui a cassé la confiance.

Il déballait ça comme autant d’évidences, et ce jour-là encore je peinais à le suivre. Et quelque chose me disait que cette fois-ci je n’aurais pas le temps de digérer tout ça tranquillement pendant la journée de demain. J’avais envie de faire pause, de penser à ce que ça pouvait vouloir dire pour la guerre contre les commies, à ce que ça voulait dire pour moi. Mais Guignol continuait, sans me regarder.

Et aujourd’hui j’ai un problème. Je suis dans une situation où quoi que je fasse je vais trahir la confiance de quelqu’un, et j’ai passé la journée à décider de qui.

Il inspira profondément.

Le reste du régiment m’a informé que ce soir après l’extinction des feux ils allaient t’attaquer dans ton lit. Tous.

Le vide dans ma tête. La torsion dans mon ventre. Le vertige.

Quatre d’entre eux vont te maintenir allongé de force, pendant que le reste va te frapper sur tout le corps avec des blocs de savon enroulés dans des serviettes. Pour t’empêcher de crier, ils te mettront un bâillon dans la bouche.

Il me laissa un temps. Tout ce qui me venait à l’esprit, encore et encore, c’était « Pourquoi ? » - mais je savais déjà pourquoi. Récemment le sergent avait décidé qu’à chaque fois que je ferais une erreur il punirait tous les autres à ma place. Comme je ne disais rien, Guignol reprit.

S’ils savent que je t’ai raconté ça, si tu n’es pas dans ton lit quand ils attaquent, ou même si je refuse de me joindre à eux, je serai le prochain.

Il se mit à rire nerveusement.

J’ai tenu ton sort entre mes mains toute la journée, et maintenant c’est l’inverse. Je vais te laisser décider : qu’est-ce qu’on doit faire ?

***

Inspirer, quatre secondes. Petite pause. Souffler, quatre secondes.

J’étais allongé sur le ventre, la tête tournée sur le côté, les yeux fermés. J’essayais de me concentrer sur ma respiration, comme Guignol m’avait appris, pour faire semblant de dormir.

Inspirer quatre – pause – souffler quatre.

Nous avions passé un moment à l’abri des regards, à chercher une position où il serait difficile de me retourner rapidement sur le dos. Guignol disait que s’ils n’arrivaient pas à me bâillonner, les gars avaient prévu de me m’écraser la tête avec un coussin – ce qui protègerait mon visage. Et m’empêcherait de voir et peut-être aussi de respirer. Ça n’avait pas été facile de choisir.

 

Inspirer quatre – pause – souffler quatre.

 

Guignol disait que dans le pire des cas un humain pouvait rester trois minutes sans oxygène, et il avait promis que si l’attaque durait plus de 90 secondes il commencerait à crier « Il étouffe ! » de plus en plus fort jusqu’à ce que les autres me lâchent ou que le sergent débarque.

 

Quatre – pause – quatre

 

Notre plan nécessitait aussi de faire comme si je ne savais rien. Je suis un très mauvais acteur. Nous avions finalement décidé que j’allais courir jusqu’à épuisement juste avant de retourner au dortoir, ce qui masquerait le gros de ma terreur. Une douche minimaliste, m’écrouler sur mon lit sans demander mon reste, encore rougeaud et essoufflé. Se mettre en position. Fermer les yeux. Attendre.

 

Quatre –

 

Et j’attendais.

 

Pause –

 

Malgré moi je tendais l’oreille, sachant pertinemment que ça ne servirait pas à grand-chose. Même moi je commençais à savoir me déplacer en silence.

 

Quatre

 

Je sentis ma couverture se tendre dans mon dos.

***

 

J’étouffais. Quelque chose avait merdé. Ça faisait plusieurs minutes. Les coups pleuvaient. Guignol avait promis. Mon Dieu. Ne pas mourir. J’étouffais, je n’arrivais plus à crier. Encore et encore, les impacts. J’avais cru que je pourrais compter les secondes. Est-ce que Guignol m’avait trahi ? Pourquoi ? Concentre-toi. Est-ce que mes côtes sont cassées ? Pas d’oxygène. Séquelles. Nausée. Vilaine sueur.

***

Tout s’était passé comme prévu. Les gars avaient été terriblement efficaces, tout le monde était de retour dans son lit en moins de quarante secondes. Froidement brutaux, soigneusement cruels, une chorégraphie de violence coordonnée. De quoi filer le barreau au sergent.

 

Guignol aussi avait frappé, caché au milieu du groupe. Sa serviette à lui avait contenu une paire de chaussettes roulées en boule, au lieu du lourd et anguleux pain de savon. C’était un gros risque pour un petit bénéfice, quand on y pensait calmement – Leonard n’avait probablement pas senti la différence. Mais Guignol n’avait pas eu envie de penser calmement.

 

Les sanglots de Leonard résonnaient dans le silence du dortoir et Guignol s’interdisait de se boucher les oreilles.

***

Je suis dans la merde, Guignol.

 

Oui.

 

J’ai besoin d’aide.

 

Oui. Tu pourrais partir.

 

 

Tu pourrais te faire réformer. Tu pourrais dire que tu es homosexuel. Ou mieux, moi je pourrais dire que tu m’as fait des avances, et quand on te demandera tu as juste à dire oui. Et normalement tu es libre.

 

Tu sais que je ne sais pas mentir.

 

 

 

Mais ça peut valoir le coup d’essayer, non ? On pourrait s’entraîner. Si jamais ça marche,

 

J’peupas.

 

Comment ?

Je peux pas. Qu’est-ce que je dirais à mon père ?

… ?

La vérité ?!

 

Je peux pas.

 

 

 

Leonard… les règles… Non, oublie ça. J’aimerais que tu ne décides pas tout de suite. Tu prends la journée pour y réfléchir. Pour y réfléchir vraiment, pas juste pour trouver des raisons de ne pas changer d’avis. Je te repose la question ce soir.

***

Δ

Je préfère rester.

***

 

J’entends souvent les gens dire que « les gens sont bêtes ». Soit bêtes, soit méchants. L’Homme est un loup pour l’Homme, et ce genre d’idées. Parce qu’on voit des personnes prendre des décisions incompréhensibles, faire des trucs qu’on n’aurait jamais fait, des trucs qui font souffrir les autres, qui les font souffrir eux-mêmes… alors on se dit que c’est pas possible, qu’ils n’ont pas dû réfléchir. Tu peux poser.

Leonard s’affaissa à plat ventre, et se tourna pour regarder Guignol.

Pour ce que j’en ai vu, en général c’est faux. A chaque fois que je suis allé voir de plus près, je me suis aperçu que les gens avaient des raisons de faire les choix qu’ils avaient faits. Et non seulement cette manière d’expliquer les choses est souvent fausse, mais elle n’est pas utile – ce qui est pire. Dire qu’une personne est bête ou méchante, ça ne permet pas de vraiment la comprendre. C’est pas un modèle intéressant, parce que ça ne permet pas de faire des prédictions ou des suppositions sur ce que cette personne va faire ensuite. C’est bien plus fertile de se demander ce qu’elle veut. Ce qu’elle valorise. De se demander « quel système de préférences a amené cette personne à faire ces choix ? »

Comment cette personne « Connaît la victoire » ?

Le sourire de Guignol s’élargit.

 

Exactement ! Exactement ! Et ça vaut le coup de se poser la question de la victoire pour tout le monde, les alliés comme les ennemis. Donc la règle numéro 9 c’est « Comprendre les autres comme ils se comprennent ». C’est une règle impossible à suivre, bien sûr : les gens sont complexes. On peut juste essayer, sincèrement, d’aller vers plus de compréhension. Par exemple en refusant les raccourcis explicatifs inutiles comme la bêtise et la méchanceté, et à la place chercher les raisons d’agir.

Et c’était quoi vos « raisons d’agir » quand vous m’avez tabassé ?

Quand le sable du sablier eut fini de s’écouler en silence, Leonard se remit de lui-même dans la position de la planche.

***

Une guerre peut-elle fondamentalement être civilisée ? Utile ? Juste ? Que penser du conflit actuel au Vietnam ? Et d’ailleurs, les États-Unis d’Amérique devraient-ils participer à tous ces conflits armés hors de leur sol ? Autant de questions auxquelles je tâche de ne jamais répondre. Pour cause, quand on me les pose en privé, c’est par rapport à ma fonction professionnelle de sergent-formateur du corps des Marines. Dans ce cadre, elles sont alors hors sujet.

N'allez pas croire pour autant que mon silence découle d’une quelconque hésitation. Je suis un patriote, en cela que j’estime crucial de préserver et développer les intérêts de notre nation, par opposition à ceux des autres nations, et ce par « la guerre » si nécessaire. Cette vision ne relève pas d’un nationalisme de principe bêtement égoïste : si les États-Unis me sont chers, c’est parce qu’ils rendent le monde meilleur – pardonnez le grandiose de l’expression. Nos apports culturels, économiques et technologiques, combinés à notre défense de la liberté en tant que valeur cardinale de toute société, font progresser l’humanité à une vitesse sans précédent dans l’Histoire. Mieux : rien n’indique qu’un progrès de cette nature ne comporte la moindre limite. Aujourd’hui nous marchons sur la Lune ; demain nous atteindrons les étoiles. Et le reste du monde suivra dans le sillage des États-Unis.

Alors voilà, je cautionne a priori la plupart des conflits armés profitant aux USA. Mais ce n’est pas pour ça que j’occupe la fonction de formateur. C’est parce que je considère que la portée de mon travail dépasse largement l’aspect militaire. Au-delà de l’application directe et immédiate des jeunes Marines, leur reconfiguration totale dont je pose les bases se répercute sur la société américaine dans son ensemble, pendant des décennies. L’armée transforme durablement le fatras de jeunes citoyens qu’on lui confie : elle recadre et harmonise leur vision du monde. Patriotisme, discipline, confiance et docilité vis-à-vis de l’autorité, prévalence des performances physiques, valeurs morales définies avec précision, etc. C’est tout un pan conséquent de la société, génération après génération, qui s’en voit homogénéisé, ce qui participe à l’unification du pays. Or l’union fait la force. Une fois l’opération réussie et portant sur suffisamment d’individus, qu’importe le type de combats que les États-Unis ont à mener – militaires, socioculturels, industriels – ils disposent d’une force prête à œuvrer pour la victoire.

Ce fourvoiement qui cantonne le rôle de l’armée au strictement militaire est pourtant largement répandu. Y compris chez les premiers intéressés. Tous ces gamins que je forme sont persuadés qu’on leur apprend à « faire la guerre ». C’est faux. Ce n’est pas mon rôle de les contredire : pas le temps de leur montrer la vision d’ensemble, pas l’envie non plus (enfin ça, c’est personnel, donc secondaire), mais surtout : pas besoin.

Imaginez plutôt : et si chaque Marine, au lieu d’être un ignare dressé à la va-vite, possédait carrément autant de connaissances théoriques qu’un général et autant d’expérience pratique qu’un vétéran ? D’accord, on en tirerait des avantages ; on modifierait d’ailleurs certains processus en conséquence. Mais le gain d’efficacité globale n’en serait qu’assez marginal. Dans une armée constituée exclusivement de ces Super-Marines, on demanderait quand même à la plupart d’entre eux d’effectuer la plupart du temps des tâches simples et physiques : entretenir leur condition physique, transporter ou installer du matériel, patrouiller, ratisser un périmètre, etc. Ces missions resteraient inévitables et majoritaires. Sur le terrain, on leur demanderait toujours d’obéir aveuglément, puisqu’ils disposeraient d’informations tout aussi parcellaires, les contraintes techniques n’étant ici pas fonction de la compétence des exécutants. Comble : même s’il s’agirait d’une perte encore plus coûteuse, à éviter le plus souvent, on demanderait toujours aux Super-Marines, à l’occasion, de mourir. Tout simplement car, à la guerre comme ailleurs, la stratégie ayant le plus de chances d’atteindre la victoire (l’objectif défini comme tel) implique presque immanquablement des sacrifices. Coup du berger et autres anomalies exclues, un champion d’échecs ne peut pas remporter de partie sans concéder un pion, même face à Baleine. (Qu’on me pardonne au passage la métaphore éculée des échecs.) Autrement dit : à nombre, armement et stratégie équivalents, l’armée la mieux formée du monde triompherait de la pire, certes, mais non sans essuyer de lourdes pertes. Alors à quoi bon s’acharner à former davantage nos Marines ? Le retour sur investissement, médiocre de base, deviendrait calamiteux une fois factorisé le taux de mortalité, lequel est partiellement incompressible.

A contrario, en l’état, les théories et logiques martiales, politiques, tactiques, techniques, pédagogiques, enfin l’ensemble des connaissances pertinentes mobilisées par les États-Unis pour la formation de l’engagé des Marine Corps, lui sont à peu près inconnues. Laissé dans son jus, au mieux il percevra, lors de rares moments d’éveil, une certaine élégance dans le retournement fonctionnel opéré par sa nature prochaine : sa puissance individuelle dérisoire sera démultipliée par sa mise en collectivité. Il ira peut-être jusqu’à frôler du doigt un lyrisme diffus à l’idée de devenir l’un des rouages rudimentaires et aveugles dont l’ensemble formera une machinerie d’une complexité redoutable, laquelle sera mise au service du Bien, se dressera contre les forces du Mal, etc., etc.

Mais c’est bien tout. Alors en aucun cas l’efficacité des Marine Corps ne saurait être fondée sur la compréhension fine du réel qu’on aurait préalablement transmise à chacun de ses membres. (Fallait-il vraiment le rappeler !) Ce collectif puise sa puissance ailleurs.

Aux antipodes de ce candide concept de « Super-Marines », c’est donc la structure de formation actuelle qui a été identifiée comme optimale, et ce par des esprits plus compétents que moi en la matière. C’est-à-dire qu’il s’agit de la structure qui, traduite numériquement, maximise ce ratio : « résultats des Marines » divisés par « ressources investies » [dans leur formation]. Les « ressources » se résument grossièrement à du temps et de l’argent. Avec un peu de finesse, on pourrait y incorporer des ingrédients comme le déficit opérationnel du personnel mobilisé pendant la formation, ou encore l’influence des conditions de formation sur le degré de soutien envers l’armée de la société civile américaine, enfin ce genre de variables. Côté « résultats », c’est à peine plus compliqué : il s’agit de la somme et/ou du produit de paramètres tels que les capacités des Marines (techniques, physiques), leur degré d’obéissance, leur taux de mortalité (sa part fluctuante, c’est-à-dire les morts qu’on peut éviter), etc. Bref, on pose huit, on retient deux, le tout par trois, et une fois maximisé le ratio « résultats/ressources », notre bon vieux Sergent Hartman a huit semaines avant que ce ramassis hétéroclite de jeunes hommes américains ne soient envoyés au front. Alors oui, ça fait court. Alors non, fort heureusement, mon rôle n’est pas de leur apprendre en détail à « faire la guerre ». J’emprunte un raccourci qui mène à des résultats un peu moins bons, mais suffisants : il me suffit de leur inculquer la discipline.

 

La définition usuelle de la discipline est minable : « Ensemble des règles appliquées à un individu ou à un groupe. » Navrant comme c’est incomplet. Y sont occultées ses finalités mêmes, dont ses applications les plus directes. Autant dire, le principal. Je propose un nécessaire amendement : « règles appliquées à un individu ou à un groupe afin de le transformer et de le contrôler. »

 

Certes, dans notre cas la discipline s’applique à la guerre. Mais c’est anecdotique. Si j’avais autant (aussi peu) de temps pour faire de ces Jean-Foutre une armée de boulangers, d’écrivains, de prostituées ou de communistes, j’en serais tout aussi capable. Pour cause, à peine 20% du contenu de ma formation s’en verrait modifié, et parfois superficiellement. Les créneaux dédiés au maniement des armes ou à la prépa physique changeraient de fond, certes, mais même pas de forme. Et le reste du temps, aucune variation. Il s’agit déjà du tronc commun, des fondations toujours identiques et nécessaires de l’efficacité : l’apprentissage et l’application de la discipline à l’état brut. Ou éventuellement appliquée à des trivialités comme la vie en communauté.

Parce qu’il y a quelque chose que l’engagé doit bien comprendre (et heureusement, en effet ça rentre vite) : son match de basket ou sa nuit de sommeil, son repas, son éclat de rire, jusqu’à sa posture corporelle et à l’orientation de son regard, sont soumis à la discipline – et pas moins que ne le sont ses mouvements lors d’une parade chorégraphiée. Chaque action, ou plutôt chaque séquence temporelle est permise ou proscrite (sanctionnée le cas échéant) par le cadre disciplinaire. Cadre préalablement posé par mes soins. Un engagé qui mange n’obéit pas à sa faim, mais à son emploi du temps qui indique que cette séquence temporelle spécifique est dédiée au déjeuner au réfectoire. Un engagé qui dort ne s’est pas couché une fois la nuit tombée comme le lui dictent ses instincts les plus primaires, mais parce qu’on lui impose cette unique activité à l’exclusion de toutes les autres, à ce moment précis à l’exclusion de tous les autres. Un engagé qui joue n’a pas spontanément décidé de se dégourdir les jambes de façon ludique : on le force à un temps d’activité sportive (trois sports « au choix »). J’en passe et des meilleures, et on en arrive à la notion de discipline totale.

Au passage, notez comme la rengaine « le Marine Corps ne veut pas de robots » fait partie de nos petits mensonges utiles. C’est faux. Néanmoins, on ne dispose pas de robots capables d’agir par eux-mêmes, ou plutôt d’obéir par eux-mêmes, c’est-à-dire d’appliquer en contexte une liste préétablie d’ordres hiérarchisés, suffisamment étoffée pour être optimale en toute situation. C’est ainsi faute de mieux que le corps des Marines est constitué, justement, de Marines. Mais autant ne pas leur avouer, histoire de préserver leur égo.

Ce qui se rapproche le plus de cette armée robotisée utopique, c’est donc la discipline totale. Voilà qui a notamment pour avantage d’être un concept simple ; s’y soumettre est à la portée de presque tous. Immanquablement, je suis tout de même confronté à de rares résistances, du fait soit de têtes brûlées, soit de simples étourdis, voire d’attardés légers tels que Baleine dans la fournée d’engagés actuelle. Mais dans l’ensemble, il y a peu d’accrocs. Par défaut, tout jeune mâle placé dans une communauté non-mixte aspire naturellement au ronronnement rassurant de sa propre conformité. C’est d’autant plus vrai quand il est catapulté ici, au milieu d’un environnement pour le moins perturbant. Ce phénomène se combine à différentes inclinaisons préexistantes à l’obéissance – j’y reviendrai.

Pour le reste, quand ces dynamiques ne suffisent pas, à nous de manier la carotte et le bâton. Pour ce faire, j’en suis venu au fil de mes itérations pédagogiques à incarner le personnage actuel du Sergent Hartman. Car, bien entendu, il s’agit d’un personnage. Mes subalternes et mes supérieurs le savent bien, là où la plupart des engagés le suspectent. Ce doute a son importance, alors je l’entretiens. Mon rôle est flou : d’un côté personnage grotesque, de l’autre menace extrême – lieu quasiment unique du pouvoir, en ce qui concerne les engagés. En quoi cette ambivalence vaut mieux qu’une approche misant simplement sur la terreur ? Tout d’abord, elle renforce la cohésion du groupe autour de ce « vieux taré de sergent Hartman ». Dans vingt ans, croyez bien que lorsque les gars que j’ai formés, devenus bedonnants et grisonnants, évoqueront avec nostalgie leurs jeunes années dans les Marines, ils ne manqueront pas, hilares, de ressortir quelques-uns de mes torrents d’insultes cultes, entre deux souvenirs de guerre. Ma grande œuvre burlesque permet aussi de rendre mes motivations profondes insondables, ce qui renforce mon caractère imprévisible (donc mon aura menaçante, donc mon degré de contrôle). Plus subtil : la dimension comique me permet de contrôler indirectement des domaines de l’existence des engagés qui me seraient autrement inaccessibles. Tels que leur conception même de l’humour : mes chants odieux pendant la prépa physique appellent au rire, mais au contraire mes sermons incendiaires l’interdisent. Tels encore que leur identité même : ceux que j’affuble d’un sobriquet le gardent tout au long de leur vie militaire, presque invariablement. Enfin, dernier atout de la méthode « Hartman taré » : allier l’utile à l’agréable, car tout ça me fait bien marrer.

Inculquer la discipline, c’est aussi s’appuyer sur beaucoup de préexistant. Dans mon cas, incarner une figure paternelle, avec tout ce qu’elle implique en matière d’autorité, va de soi et s’avère bien pratique. Dans la même lignée, il m’est aussi facile de réveiller les habitudes d’obéissance que les engagés ont acquis durant leur scolarité. Je suis un enseignant, après tout. Mais en matière de discipline, le vivier commun le plus fertile dans lequel puiser reste aujourd’hui encore la religion.

Voyez déjà comme le christianisme constitue les fondations mêmes des États-Unis d’Amérique – rien de moins ! Ce furent d’audacieux chrétiens, ceux qui bravèrent les flots et tant d’autres périls, dans l’espérance d’une vie plus pure – « puritaine » – et qui sans le savoir allaient poser la première pierre de notre nation. Or quand une terre d’accueil vierge, inconnue, impossible, comme sortie des eaux, se manifesta au monde, c’est justement lorsque ces pionniers cherchaient un havre. La providence est indéniable : ce fut un don de Dieu. S’il créa le monde métaphoriquement en sept jours et sans témoin, Dieu créa les États-Unis d’Amérique en ne laissant planer aucune ambiguïté. Il aurait aussi bien pu proclamer : « Voyez cette terre, je vous la dévoile et l’offre à mes fidèles les plus fervents, qui se trouvent dans le besoin ». Comme à son habitude, le Saint-Père n’oublia pas de les éprouver, ses fidèles, en disposant sur le chemin du Nouveau Monde des hardes de sauvages, des païens dépourvus d’âme mais non de hargne, et qu’il fallut vaincre au prix de nombreuses pertes. Mais tel fut fait, et ainsi naquit notre nation.

Renier Dieu ou le Christianisme, voire remettre en question les modalités dont on le pratique aux États-Unis, revient ainsi presque directement à contester toute notre légitimité historique en tant que pays. À contester notre raison d’être par droit divin et, en corollaire, notre raison de persister dans notre être par droit divin, et ce s’il le faut par la lutte armée face à un bon morceau de la planète gangréné par le communisme. D’ailleurs existe-t-il, aujourd’hui sur notre sol, un communiste qui serait aussi chrétien ? Non, madame, aucun. Certes, voilà qui ne valide pas la réciproque qui dirait que « ne pas être chrétien implique d’être communiste ». Mais tout de même. Étant posé le constat qu’aucun Américain communiste n’est chrétien, et vu qu’il existe actuellement des milliers d’Américains communistes mais que la quasi-totalité des Américains sont chrétiens (Dieu nous garde), la probabilité qu’un Américain soit « communiste » sachant que « pas chrétien » est logiquement démultipliée, par rapport à un Américain chrétien. Mais je m’égare.

Le fait est que la nation, c’est justement ce pour quoi les gars se battent. Quoi d’autre ? Au cœur de l’action, qu’est-ce qui les pousse à risquer la mort et à la donner, malgré les soubresauts éthiques de leur inconscient et la panique de leurs instincts de survie ? Ce n’est certainement pas le contenu de leur formation qui les aide. Ni même le souvenir de leurs proches, qui inciterait plutôt à la désertion. Non, ce qui pousse les soldats, ce sont des idéaux grandioses et fédérateurs : nation, religion. En l’occurrence, et plus précisément : l’American Way of Life ; la philosophie de vie des États-Unis d’Amérique – lesquels puisent leur légitimité ontologique dans la religion chrétienne.

Voilà donc le Christianisme, d’un point de vue existentiel, devenu crucial pour la motivation de mes Marines. Pourtant, ce phénomène n’est encore qu’un sous-produit secondaire ! L’apport principal de la religion à l’armée, c’est le transfert disciplinaire. Il s’agit de garder à l’esprit que le Christianisme, c’est bientôt deux millénaires de discipline transversale complètement arbitraire – et, au sein de notre nation, sans aucune remise en cause sérieuse, Dieu m’en garde. C’est pour moi du pain béni, si j’ose. A noter que ce serait valable pour toute autre religion dogmatique, particulièrement l’islam ou le judaïsme. Pour cause, avec un peu de recul, les trois religions du livre apparaissent pour ce qu’elles sont dans leur pratique (et leur spiritualité) : des cousines consanguines. Tu porteras la kippa ; tu porteras le voile. Tu mangeras du poisson le vendredi ; tu ne mangeras pas de porc. Tu auras le prépuce sectionné ; tu auras des cadeaux le 25 décembre. À la bonne heure ! Qu’importe ces variations, en vérité. On trouve là autant de consignes arbitraires ayant perdu de vue tout objectif concret : elles sont, bien entendu, interchangeables. Ce qui compte, c’est leur commune valeur en tant qu’outil de contrôle.

Voilà donc ce qui fait le plus baver d’envie l’armée quand elle lorgne sur la religion : ses directives comportementales (et incidemment intellectuelles, spirituelles) tentaculaires. Mises bout à bout, chez les pratiquants les plus assidus, elles régissent chaque instant de la vie. C’est un incessant ballet où virevoltent discipline, contrôle, intersurveillance. Champ d’application idéal : la totalité du corps social concerné.

L’aubaine ! Ce contrôle total auquel les individus ont été prédisposés, au Marine Corps, on n’aspire pas à autre chose. L’utilité d’un Marine est l’équivalent presque strict de sa propension à être contrôlé ; ce que j’appelle sa maniabilité, pour ainsi dire sa prise en main par l’utilisateur final, c’est-à-dire ici l’État fédéral. Alors en ce qui me concerne, en qualité de sergent-formateur, il me suffit de réactiver dans chaque recrue les bons réflexes, instaurés notamment par le dogme religieux et commodément intériorisés, qui plus est. J’ai nommé : l’obéissance dite « aveugle ». Formulons-le plus objectivement : l’obéissance qui s’applique de façon systématique sans remise en cause de la légitimité de l’autorité. Dans les cas les plus réussis, on peut en effet parler d’une croyance, voire d’une foi, dans l’institution concernée. S’effectue donc le transfert, par simple translation : cette croyance que les engagés placent par défaut dans l’Église, je la recanalise partiellement vers l’armée. Autant dire, forcément, que je serre la bride quand des pingouins comme Guignol frôlent le blasphème. Oser se libérer de la religion, c’est toujours le premier pas. Ensuite, on rejette éventuellement les autres domaines d’application de la discipline – le militaire, par exemple.

Sacré Guignol. En dépit de ses fanfaronnades et de ses circonvolutions philosophico-éthiques un peu vaines, il a l’esprit bien formé. Il a indéniablement fait la preuve de ses capacités de leader : pour rattraper Baleine à bout de bras et le hisser au rang de Marine à peu près valable, il fallait avoir les épaules larges. J’ai eu le nez fin en lui collant cet ahuri dans les pattes. L’étape suivante, pour Baleine, c’était la Section 8 – mais j’avais bien perçu qu’on pouvait encore en tirer quelque chose. J’entends : quelque chose de plus que le renforcement de la cohésion du groupe en faisant de lui le bouc émissaire. Il fallait, une fois n’est pas coutume, compléter l’aspect purement disciplinaire. Et Guignol a réussi. Une fois au front, j’ai la conviction, fondée sur mes observations pendant la formation, qu’il fera plus que sa part du boulot. Ne serait-ce que dans l’optique de sauver la peau de ses frères d’armes. Nul doute qu’il montera vite en grade.

Sauf que ce grand benêt a demandé un poste de journaliste de guerre ! Ces gratte-papier dilettantes n’ont qu’un seul but au sein de l’armée : préserver le moral de la nation, sur le front comme à l’arrière. Les bienfaits de la propagande sont donc indéniables, mais par nature son impact est incomparable avec celui des combattants. Pour cause, une fois la guerre terminée (et gagnée, merci bien), elle ne souffre plus de contestation populaire : plus besoin de journalistes. Mieux vaut reléguer les combattants les moins performants au rôle de propagandistes. Ce qui n’empêche pas, parmi ceux-là, de sélectionner les plus aptes à la tâche. Le Marine Corps n’aurait nul intérêt à nier les différences individuelles entre soldats lorsqu’elles sont exploitables.

En sollicitant un poste de journaliste de guerre, Guignol fait preuve d’égoïsme : il refuse de mettre son talent à profit là où il sera le plus utile au bien commun. Alors ce n’est peut-être pas pour son épanouissement personnel, mais c’est pour le bien du Marine Corps (et donc des États-Unis dans leur ensemble, pardonnez du peu) que j’ai pris l’initiative de remplacer sa demande d’affiliation. Guignol rejoindra l’infanterie.

***

Δ

La dernière nuit sur l’île. Léonard était de garde et faisait sa ronde.

Il entendait des bruits en provenance des toilettes. Un son sourd, régulier, métallique, qui lui évoquait l’atelier où son père se retirait (de plus en plus rarement) pour sculpter ses stupides animaux en bois ou (de plus en plus souvent) pour descendre un pack de bières au calme.

Leonard éteignit sa lampe torche, poussa la porte aussi silencieusement que possible, et pénétra dans la pièce d’eau.

Il y découvrit un Guignol assis prostré sur une cuvette, le visage dans la pénombre, contemplant un petit objet brillant (une balle ?) dans sa paume.

Posé à côté de lui, son fusil. Leonard ne se souvenait pas comment « elle » s’appelait. Guignol sembla s’apercevoir qu’il n’était plus seul, et redressa une tête aux yeux fiévreux.

Salut Leonard.

Les mains de Guignol s’activèrent, mais Leonard ne voyait que le visage cireux de son ami. Retentit le bruit familier d’une balle qu’on insère dans un magazine, et Leonard demanda :

Est-ce que c’est une vraie balle ça ?

Oui… 7.62 millimètres, chemisée. Tu savais que ces balles ont un cœur mou sous leur blindage ?

 

Guignol se mit à ricaner et à dodeliner de la tête, effectuant des mouvements de plus en plus amples, les yeux toujours braqués sur Leonard, qui choisissait ses mots. Avec une infinie douceur, il se décida pour :

Guignol, si Hartman te trouve ici on sera dans la merde jusqu’au cou toi et moi.

Oui. C’est pour ça que tu vas aller le chercher. Tu vas lui dire que j’ai un fusil approvisionné et chargé… et que je m’apprête à faire une connerie.

Leonard embraya sur le plan B.

C’est quoi ton vrai nom, Guignol ?

James.

James, tu voudrais me rappeler la règle numéro 1 ?

Guignol cessa de faire tournoyer sa tête. Lentement, lentement, un sourire apparut sur son visage hanté. Un vrai sourire, franc et chaleureux, et l’espace d’un instant ses yeux semblèrent contenir plus de tendresse que de terreur.

J’ai une règle zéro.

 

Pour toi c’est censé être un Commandement, le cinq ou sixième je crois.

Un long silence, finalement brisé par le son d’un magazine qu’on insère dans son logement.

Ce n’était pas grave de "perdre" l’échange verbal, la victoire n’était pas là. Ce qui comptait c’est que Guignol continue de parler, il le fallait. La tête vrombissante de plans à moitié formés, Leonard tenta :

Tu pourrais tirer à côté, une fois là-bas. Je t’ai vu, tu es assez bon pour le faire de manière crédible.

Ce n’est pas si simple. La règle zéro c’est pas seulement « Ne pas tuer de Viets ». Imaginons une situation où Cowboy est sur le point de se faire descendre, si je n’interviens pas en abattant son - reste où tu es ! Reste où tu es ou je tire maintenant. Là. Pas un pas de plus.

Je te demande pardon James. Je ne bouge pas.

Bref, faire un choix entre la vie de A et celle de B, c’est tuer. Et je ne tue pas.

Leonard voyait…plusieurs problèmes avec cette approche, à commencer par le plus évident. Mais le regard de Guignol disait que l’heure n’était pas au débat philosophique. Imperceptiblement, Leonard haussa encore à peine la voix.

Qu’est-ce que tu veux, James ? Dis-moi ce que je peux faire, en échange de cette balle.

Une pause.

Je ne sais pas. Est-ce que tu peux stopper cette guerre en, disons, un mois ?

…Non je…ne crois pas.

Est-ce que tu peux ramener les morts à la vie ?

Non.

Mais il allait sérieusement se pencher sur le sujet, dès que possible.

Alors je vais devoir me contenter d’une victoire plus modeste.

Leonard attendait que Guignol s’aligne sur son niveau sonore avant le prochain incrément de volume. Hartman avait le sommeil notoirement léger, et sa chambre était pile en face des toilettes. Un souvenir remonta à la surface.

Tu pourrais partir.

Plus maintenant, j’ai vérifié. Hartman m’a bien baisé sur le coup. Si j’essaie de me faire réformer, si j’essaie de changer de section, il y a un gros risque que je sois considéré comme un déserteur. Et – crois-le ou non – ce serait pire pour moi.

Pire que la mort ?

Guignol éclata de rire. Leonard serra les dents et chercha fébrilement l’idée suivante. Une idée que Guignol n’aurait pas déjà envisagée et écartée…

James, c’est un péché mortel. Si tu t’es trompé tu iras en enfer. A quel point est-ce que tu es sûr-

Guignol redoublait d’hilarité grimaçante.

C’est pas drôle ! Guignol, James, j’ai besoin de toi !

Tu n’as pas besoin d’un Guignol combattant. Ce monde n’a pas besoin d’un Guignol combattant.

Que ferait Hartman s’il débarquait là maintenant ? Leonard ne savait pas, mais vu le scénario par défaut…

J’ai besoin d’un ami !!

Oh.

Une réalisation, puis à nouveau ce sourire, cette chaleur dans les yeux de Guignol. Et merde.

Je suis tellement content de t’avoir rencontré. Tu es bien plus futé que ce que croient les autres. Mais à partir de maintenant, si tu parles trop fort je tire.

J’ai laissé un truc pour toi, sous ton matelas. Tu sauras quoi faire avec.

James, je t’en supplie-

Quand les médics te demanderont ce que j’ai dit, tu leur diras « Au pied de la grande échelle. » Tu te souviendras ? Répète.

« Au pied de la grande échelle. » James…

C’est bien. Au revoir Leonard.

Toujours assis sur son trône, Guignol posa brusquement son fusil debout devant lui, crosse sur le sol (dans une flaque, remarqua Leonard distraitement). Il le maintint ainsi en place à bout de bras, canon pointé vers le ciel, enclencha bruyamment la balle dans le canon, et sembla ne plus voir Leonard.

Os pariétal. Un centimètre. Balance des probabilités. Angle d’attaque. Tu peux le faire.

Guignol inclina le fusil vers sa propre tête.

Tu peux le faire.

Leonard courut chercher le sergent. Il n’entendit ni la lime et le papier de verre tomber dans la cuvette, ni le bruit de la chasse d’eau.

***

De : Camp d’Entrainement au Corps des Marines, Parris Island, Caroline du Sud

A : Etat-major, 2ème division des Marines, Camp Lejeune, Caroline du Nord

Objet : ADDENDUM AU RAPPORT D’INCIDENT USMC.PI.02.1485-1

(1) James T. Davis est toujours hospitalisé suite à une blessure à la tête auto infligée par un tir de fusil M14 (cf. rapport d’incident USMC.PI.02.1485-1). Son état de santé est stabilisé mais il ne s’est pas encore réveillé.

(2) De nouveaux éléments tendent à écarter la thèse de l’accident et laissent à penser qu’il s’agit d’un acte délibéré. Une lettre manuscrite a été retrouvée (Voir ANNEXE 1) enterrée dans la cour de la caserne, dans l’enceinte du parcours du combattant. L’analyse calligraphique (Voir ANNEXE 2) a montré une correspondance avec l’écriture de James T. Davis.

(3) La lettre accuse le sergent d’artillerie Hartman, qui était l’instructeur de James T. Davis au moment de l’incident, des infractions suivantes :

 

(a) Vol de document officiel du Corps des Marines, nommément la candidature de James T. Davis auprès de l’Unité de Journalisme Militaire.

(b) Faux en écriture et usage de faux.

(c) Méthodes pédagogiques non-réglementaires.

(4) Le post scriptum du document indique qu’une seconde lettre quasiment identique – à l’exception du dit post scriptum – était censée se trouver dans la poche de James T. Davis la nuit de l’incident. Ce post-scriptum fait également allusion à l’existence d’autres copies, sans toutefois en révéler le nombre.

(5) Le rapport des médics de la base spécifie que le sergent d’artillerie Hartman est resté seul plusieurs minutes avec Davis après le coup de feu. Ni le rapport des médics ni celui du sergent d’artillerie Hartman n’évoque la présence d’un tel document sur la personne de James T. Davis.

(6) Un autre exemplaire de la lettre a été localisé dans les effets personnels du 2ème classe Leonard Lawrence (1er bataillon, 9ème régiment, 3ème division), alors en service depuis trois jours à Phu Bai, suite au signalement de son supérieur le 1er sergent d'infanterie Henry Dean (Voir ANNEXE 3). Cette copie a été confisquée.

(7) Dans l’état actuel de nos connaissances, rien ne permet d’affirmer que les méthodes pédagogiques du sergent-instructeur Hartman sortent effectivement du cadre réglementaire. Toutefois, l’incertitude quant au sort de James T. Davis, combinée à la possibilité qu'une ou plusieurs copies de la lettre soient déjà parvenues jusqu'à la sphère civile, nous invitent à la prudence : le risque en termes d’image publique a été jugé non-négligeable.

(8) Le sergent d’artillerie Hartman fait actuellement l’objet d’une procédure d’enquête interne pour les motifs susmentionnés (section 3a à 3c) ainsi que pour vol aggravé.

(9) Au vu des circonstances, il a été décidé d’engager une procédure exceptionnelle d’inscription du soldat James T. Davis au sein de l’Unité de Journalisme Militaire du magazine Stars and Stripes. Le cas échéant, cette inscription sera faite à titre posthume.

Posté le 17/06/2023

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A.N. : Mille mercis à Gugu, pour avoir donné sa voix au sgt Hartman !

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Merci !

Les trucs de Boomy : des sciences humaines, d'autres trucs, et des mashups drôlement baths.

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