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Partie 4/?
Dans cet article précédent, j’imaginais deux personnages : le premier – que j’appelais A – travaille sur la question suivante :
« Comment différents groupes de population interprètent que quelque chose est chaud ou froid ? », et le second, B, qui souhaite prolonger les travaux de A.
Commençons par humaniser un peu nos protagonistes et renommons les Alice et Bob. J’ai discuté avec un ami du contenu de cet article, et il m’a fait remarquer que je n’avais pas été très charitable avec Alice[1].
En effet, même dans le cas où Alice choisirait de mobiliser uniquement des notions qualitatives dans le cadre de sa recherche, il existe un moyen pour elle de structurer les connaissances qu’elle aura dégagées, qui repose beaucoup moins sur sa seule subjectivité. Et j’étais complètement passé à côté de ce moyen.
Alice peut construire des énoncés de la forme : « Quand beaucoup d’individus du groupe [Lambda] trouvent qu’il fait chaud, beaucoup d’individus des groupes [Gamma], [Delta], et [Kappa] et sont d’accord, et ce n’est pas le cas dans les autres groupes ».
Ce faisant, Alice s’efface un peu de son propos, et propose des énoncés que Bob aura plus de facilité à reprendre, compléter, nuancer, ou contredire, que dans le cas d’énoncés de la forme « Quand je trouve qu’il fait chaud, un grand nombre de personnes du groupe [Lambda] trouvent qu’il fait chaud » auxquels je l’avais injustement limitée.
Cette manière de mettre en forme les savoirs fait même davantage que cela : elle esquisse un continuum de manières d’appréhender le chaud et le froid, et elle peuple ce continuum d’une multitude de témoignages et de points de vue. Et surtout, ces points de vue sont mis en relation les uns par rapport aux autres. Ils sont en quelque sorte ordonnés, du plus frileux au moins frileux, et cela sans avoir utilisé la moindre quantité.
Les structures de continuums ordonnés offrent de nombreux avantages et possibilités, sur lesquelles je compte revenir dans des articles futurs. Mais l'idée de comparer ainsi des ressentis subjectifs a aussi déclenché des alarmes dans ma tête, et m’a rappelé ce que disait une de mes professeures :
« Au cœur de l’anthropologie il y a cette idée qu’on constate la diversité des cultures et on refuse de les hiérarchiser les unes par rapport aux autres, et notamment on refuse de les ordonner sur une même échelle de développement, comme l’a fait l’évolutionnisme social. »
Car nous ne nous contentons plus ici d'envisager un continuum de températures, mais bien un continuum de sensations. Pouvons-nous considérer que les qualia, les ressentis subjectifs des différents groupes ou des différents individus sont suffisamment « la même chose » pour que cela ait du sens de les comparer entre eux, ou devons-nous les penser comme des phénomènes incommensurables ?
Le risque de forcer des phénomènes fondamentalement différents à rentrer dans des cases artificiellement ordonnées semble en tous cas bien réel. Pour s’en prémunir, une précaution apparaît nécessaire – bien que probablement pas suffisante : toujours laisser à nos enquêté.e.s la possibilité de contredire nos grilles de lecture.
Il y a quelques années, dans le cadre d’une enquête, je souhaitais savoir (entre autres choses) quels membres d’un laboratoire de physique avaient plutôt recours au vouvoiement ou au tutoiement entre collègues. J’ai donc posé la question à tout le monde, via un questionnaire. Je l'ai formulée de la façon suivante :
Tutoyez-vous vos collègues ?
Oui, tous
Oui, la plupart
Non, ou rarement
Jamais
Aucune des réponses proposées n’est pertinente, parce que ...............................................................……………................................................ ...............................………………..………………….................................................................................................................................................................................................................
La dernière option avait été mise là par pur acquit de conscience. Au vu de mes observations préalables dans le laboratoire et de ma compréhension de la question, j’étais persuadé que les quatre premières options couvraient l’ensemble des possibles. Et ce fut le cas, à une exception près. Un des chercheurs – que je n’avais encore jamais croisé – parlait uniquement en anglais.
Aussi, gardons une certaine prudence quand nous mettons des choses en relation - et ce, qu’on préfère les raconter avec des quantités ou avec des qualités. La réalité refuse parfois d’entrer sagement dans les cases que nous lui avons soigneusement dessinées. Donnons donc toujours à nos enquêté.e.s les moyens de nous dire quand nos questions leur semblent biaisées, incomplètes, hors-sol, voire juste sans intérêt.
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[1] Il a également relevé le fait que les sensations de chaud et de froid ne sont pas tant liées à la température extérieure qu'au flux thermique, lequel varie fortement selon les conditions d'humidité, d'ensoleillement, de vent, et les vêtements portés - ce qui a débouché sur une discussion sur les différences entre les assertions "Il fait froid" et "J'ai froid".
Posté le 09/02/2022