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Ouverture

Sonia,

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Je suis d'accord avec toi sur le fond, c'est souvent beaucoup plus pertinent de regarder ce que le modèle n'explique pas plutôt que ce qu'il explique. Mais ici, ton argument ne marche absolument pas x) !

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Les filles prennent plus de cours particuliers que les garçons parce qu'elles (et leurs parents) s'investissent plus dans leur scolarité que les garçons.

Les garçons prennent plus de cours de maths parce qu'ils sont préférentiellement intéressés (et leurs parents) par cette matière et les représentations qui vont avec.

​

Ce sont bien deux mécanismes différents, tous les deux logiques et empiriquement vérifiés, qui peuvent tous les deux se résumer par "la construction genrée". L'erreur ne vient pas de la théorie mais de ta confusion entre deux explications aisément différentiables.

 

Les deux étant vrais, on ne va pas forcément connaître par cœur la taille d'effet de chacun - d'autant qu'elle peut varier selon le contexte. On applique ensuite ces explications aux données dont on dispose. Si les gens qui te répondent ont commis une erreur de raisonnement c'est en tenant pour vraies les données que tu leur apportes. Mais alors est-ce que la faute n'incombe pas plutôt à celle qui fait sciemment de la désinformation plutôt qu'à celui qui la croit ?

​

En résumé, tu ne peux pas inventer un problème et critiquer une théorie sur son succès dans la résolution du faux problème en question.

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Cdt,

Lex.

Alexandra,

 

Je suis entièrement d'accord avec ta lecture (y compris sur le fait que je suis une canaille !)

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Mais je dirais que mon objection demeure : tant qu'il n'est pas muni de tailles d'effet, concernant le point spécifique des cours particuliers, le modèle de la construction genrée n'est pas vraiment expliquant mais plutôt "à expliquer". Tant qu'elle n'est pas munie de tailles d'effet, la théorie actuelle n'explique pas vraiment qui a davantage recours au soutien scolaire privé de maths, dans le réel. 

​

(Là, je m’inspire de ce que disent les sociologues interactionnistes au sujet de la notion de [culture], comme quoi c’est plus fertile de l’appréhender comme une construction locale causée par des trucs, que comme une essence préexistante qui cause des trucs.)

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Je suis profondément convaincue que les constructions de genre existent, pas de litige là-dessus. Mais peut-être qu'on ne devrait pas considérer que dire "C'est causé par la construction genrée", c'est avoir terminé l'analyse. Peut-être qu'on ferait mieux de considérer que ça revient juste à avoir nommé la chose à analyser ? Au moins jusqu'à ce que la théorie soit capable de reconnaitre les données aberrantes ?

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***

​

Sinon, provoquer le phénomène qu'on veut étudier en "mentant" à ses enquêté.e.s, c'est quelque chose d'assez répandu en psycho et en psycho-socio, par exemple. Du coup je n'trouve pas ça forcément absurde, comme méthodo de recherche. Et bien sûr qu'il y a des limites, comme dans toutes les méthodo.

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Et je conçois aussi qu'il peut y avoir une charge de scandale à retourner les outils des chercheurs contre eux, peut-être que c'est ça qui te chiffonne ? Mais vu que là j'étudie leur approche épistémique, moi je trouve cette récursion rigolote.

 

C'est pas un secret que les humains mentent davantage que, par exemple, les molécules. Tu ne trouves pas ça pertinent de chercher à savoir quels édifices théoriques de sciences humaines sont suffisamment robustes pour détecter quelles sortes de mensonges ?

 

Cdt,

S.

Sonia,

​

Je conteste la vision purement quantitative de l'explication scientifique, mais oui. Seulement ce n'est pas leur approche épistémique sur laquelle tu as fait un jugement, là tu as parlé directement du contenu de la théorie qu'ils mobilisent. Il y a une différence entre la validité d'une théorie et sa capacité à être utilisée pour des résultats non valides. Par exemple la mécanique quantique c'est de fait utilisé pour justifier le libre-arbitre et la lithothérapie, et ça ne rend pas la théorie moins vraie.

​

Bien sûr qu'il n’y a aucun problème méthodologique à mentir pendant une expérience c'est pas ça le problème ici.

​

Les personnes que tu interroges n'ont pas fait d'erreur, puisque la tâche c'est de proposer une explication (donc une interprétation dans le cadre d'une théorie qui rend bien compte des phénomènes, mais là c'est une théorie intuitive et absolument pas la théorie telle que formulée dans la pratique scientifique) en l'absence de données. Dans un cadre scientifique ils t'auraient tout simplement répondu "on n’en sait pas assez pour expliquer", sauf que c'était pas un cadre scientifique. Si le résultat prouve quelque chose pour moi c'est que les conditions expérimentales n'activent pas chez le sujet les schémas liés à "la situation scientifique".

 

(Remarque que là je fais un usage naïf et maladroit de la théorie des schémas sociaux et que même si je me plante ça rend pas cette théorie plus fausse).

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Cdt,

Lex.

Alexandra,

      

Je pense que la distinction que tu proposes entre [cadre scientifique] et [cadre informel ]constitue bien une objection valide à mon interprétation.   

Toutefois, si j'interpelle un physicien au coin fumeur de son labo et que je lui dis "J'ai posé une casserole d'eau sur un rebord de fenêtre, il faisait 12°C, et l'eau s'est mise à bouillir après quelques minutes, à ton avis pourquoi ?" je m'attends à ce que sa réponse ressemble moins à "C'est normal, les échanges de chaleur provoquent des changements d'état dans la matière" et davantage à "C'est très étonnant, tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ?"

​

Si c'est le cas, ça peut vouloir dire que leur approche épistémique est munie de...quelque chose, qui déclenche de la confusion face à un mensonge. Et dans le cas de ma petite expérience chez mes sociologues, ce "quelque chose" était absent.

 

Cdt,

S.

Sonia,

 

J’ai bien pensé à l'argument du physicien mais je ne pense pas que le problème se situe au niveau de la théorie. Déjà il faut arrêter de tout mettre au standard de la physique, c'est une science particulièrement exacte qui travaille sur des modèles mathématiques qui marchent très bien parce qu'ils portent sur des objets très peu complexes. La majorité du monde ne se comporte pas comme un objet physique.

 

Mais tu donnes beaucoup trop de précisions dans ton exemple. Je parie que si tu dis à un physicien « j'ai vu de l'eau bouillir à température ambiante dans une salle de classe », il va te dire soit que c'est truqué et que quelqu'un a chauffé l'eau discrètement, soit qu'il y avait quasiment aucune pression atmosphérique. En tout cas si tu mets ta question à un examen de physique les étudiants ne prendront pas le risque de te répondre "tu mens" sur la copie.

 

La différence c'est que les gens ne s'amusent pas à connaître des détails comme les notes en maths selon le genre, alors que tous les physiciens peuvent déduire le comportement de l'eau avec un petit diagramme.

 

Alors bien sûr tu peux dire, en des termes vraiment pas précis, qu'une théorie sociologique est "moins exacte" qu'une théorie physique, mais ça on le savait déjà.

​

Par contre il y a bien une seule théorie dominante pour rendre compte de différences de genre (en fait non il me semble que c'est pas une théorie unifiée en pratique mais osef, j'y connais pas grand-chose) tout comme il y a une seule théorie dominante pour rendre compte des changements d'état de la matière.

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(Tiens, encore une idée : repose la question avec un élément au hasard, par exemple du brome ou du rubidium, et fais répondre un physicien comme ça intuitivement sans chercher sur internet. Tu vas voir que l'explication sera tout aussi imprécise, toujours en référant à la même théorie qui permet de prédire précisément le comportement de l'eau)

​

Cdt,

Lex.

Alexandra,

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Tu as écrit : "En tout cas si tu mets ta question à un examen de physique les étudiants ne prendront pas le risque de te répondre "tu mens" sur la copie"

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Et c'est marrant que tu dises ça, parce que depuis le début de notre conversation j'essaye désespérément de remettre la main sur un témoignage que j'ai vu il y a des années d'un prof de physique qui avait fait à peu près ça.

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Si mes souvenirs sont bons, il avait présenté à ses élèves en TP un morceau de métal dont un bout était chauffé par une flamme, et l'autre bout était à l'air libre. Puis il avait fait constater à ses élèves que l'extrémité en contact avec la flamme était moins chaude que l'extrémité à l'air libre. (Malheureusement je ne me souviens plus comment cette constatation avait lieu)

​

Puis, il leur avait posé la question : "à votre avis pourquoi ?" et avait reçu des réponses sans queue ni tête, ayant vaguement la forme des énoncés de la thermodynamique, des trucs du genre "Le métal conduit bien la chaleur", alors que la réponse était qu'il avait retourné la pièce de métal juste avant que les élèves n'entrent dans la salle.

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Il en profitait pour inviter ses élèves à ne pas confondre "Je connais la forme que l'explication est censée prendre" et "Je connais l'explication".

 

Si les physiciens s'outillent contre ce genre de confusion, j'ai envie de dire pourquoi pas nous ?

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Quoi qu’il en soit, c'est une bonne idée, ce test du rubidium ! Ça me donne envie d'essayer si l'occasion se présente.

​

Cdt,

S.

​

P.S. : Le prof considérait que les élèves auraient dû trouver l'hypothèse mensonge plus vraisemblable a priori, parce qu'iels avaient probablement rencontré plus d'occurrences du phénomène [mensonge] que du phénomène [entorse aux lois de la thermodynamique]. Le raisonnement du prof ne tient pas compte des rapports de domination prof-élève dans la manière qu'ont eue les élèves de générer et proposer des explications

Sonia,

​

C’est super que l'expérience ait vraiment été faite. Du coup on est bien d'accord que le problème c'est pas la thermodynamique ?

 

Après je suis tout à fait d'accord pour dire que les personnes que t'as interrogé manquaient de connaissances ; au sens où si ils en avaient eu autant que le prof de physique en thermodynamique (supposément*, j'aimerais bien voir la réponse du prof si des élèves avec un jeu d'acteur convainquant avaient fait l'inverse) ils auraient dû rejeter tes données. Mais il y a beaucoup plus de choses à savoir sur la question du genre ou de l'éducation qu'en thermodynamique, parce que c'est plus complexe et moins universel.

​

Cdt,

Lex.

Chère Alexandra,

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Effectivement, le problème n'est pas la thermodynamique en soi, c'est plutôt la [version] de la thermodynamique qui est mobilisée dans l'explication. Je vais essayer de reformuler ma thèse initiale en tenant compte de tout ça :

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La force, non pas d'une théorie mais d'une approche épistémique, ne dépend pas seulement de ce qu'elle peut expliquer mais aussi de ce qu'elle ne peut pas expliquer. Si quelqu'un manie une théorie sans certaines précautions, iel risque de ne pas être plus troublé.e par les mensonges que par les vérités, et de se retrouver à valider des choses fausses.

​

Cela peut poser problème quand on étudie des phénomènes complexes, et particulièrement quand on étudie des humains, car les humains mentent.

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Mais ça peut aussi facilement poser problème dans les sciences physiques, c'est pourquoi même des physiciens jugent bon de mettre en garde les apprenants contre ce genre d'écueil, car il y a aussi des humains qui mentent (ou qui se trompent !) dans le champ de la physique.

 

Une manière de se prémunir contre ça, ça pourrait être de systématiquement comparer les vraisemblances respectives de la thèse qu'on soupèse, et de la thèse 'mensonge'. Et si ce faisant on s'aperçoit qu'on n'a en fait aucune idée de la vraisemblance de la thèse qu'on jauge, préférer reconnaître qu'on n'en sait rien plutôt que dire "Bah oui c'est logique" et bricoler de l'explication ad hoc.

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(Bon, dit comme ça on perd un peu le côté punchline ^^')

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Que penses-tu de cette nouvelle version ?

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Cdt,

S.

Posté le 02/02/2022

Chère Alexandra,

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Si tu es encore en recherche de sujet pour la conférence de juin, je me permets de t’en proposer un, à ma connaissance peu exploré : la qualité d'un modèle se reconnaît non pas à ce qu'il permet d'expliquer, mais à ce qu'il ne permet pas d'expliquer.

 

Je m'explique.

 

J'ai eu l'occasion récemment de travailler sur les sciences de l'éducation, et j'ai fait une petite expérience. J'ai dit à la moitié de mes collègues (chercheurs sociologues) : "C'est étrange, les filles prennent plus de cours particuliers de maths que les garçons, à ton avis pourquoi ?"

 

À l'autre moitié je posais la question inverse. Les deux groupes répondent pareil ["Bah oui, c'est logique"], en invoquant le même modèle [la construction genrée].

 

Si un modèle peut expliquer tout et son contraire, si un modèle n'est pas plus confus par les mensonges que par les vérités, alors ce modèle est-il réellement solide ?

​

Cordialement,

S.

Tu veux t'abonner ?

Merci !

Les trucs de Boomy : des sciences humaines, d'autres trucs, et des mashups drôlement baths.

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