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Etudes

CASSIE

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Je dissimulai un sourire quand je vis Lev froncer les sourcils. Intérieurement, je fis une rapide prédiction.

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Lev esquissa un mouvement puis sembla se raviser.

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Bravo, pensai-je en ajustant mon modèle mental. Un sentiment de fierté m'envahit : Lev apprenait à planifier avant d'engager les hostilités. Il fusilla son questionnaire du regard pendant quelques instants, puis sortit quatre feuilles de son cartable.

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Autour de lui les élèves commencèrent à relever la tête. Iels avaient senti son agitation et savaient que quelque chose d'intéressant était sur le point de se produire.

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Il griffonna en vitesse quelque chose sur deux des feuilles, et alors seulement, leva la main.

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"Oui ?" dit l'un des chercheurs.

 

"Je ne comprends pas la question 4"

 

"Ok, un instant... Question 4: [Le cerveau des femmes est différent de celui des hommes] ?  Tu dois dire si tu penses que c'est complètement faux, plutôt faux, plutôt vrai, ou complètement vrai."

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Le visage de Lev se crispa.

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"Pour répondre, j'aurais besoin de savoir ce que vous voulez dire quand vous dites "différent". Tous les cerveaux sont différents, donc si on -"

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"Tu réponds en fonction de comment toi tu comprends la phrase."

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La voix de Lev était un peu plus aiguë quand il répliqua :

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"Je viens de vous dire que je ne la comprenais pas. Ça veut dire quoi "Le cerveau des hommes" ? Vous et moi on n'a clairement pas le même cerveau, pourtant on est des hommes !"

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Quelques murmures, un ou deux gloussements discrets. Lev poursuivit.

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"Vous allez additionner ma réponse et celles des autres, pour votre étude, alors la moindre des choses c'est de s'assurer qu'on répond bien à la même question non ?" Il se leva de sa chaise et brandit deux feuilles de papier vierges, une dans chaque main. Il prit le reste de la classe à témoin :

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"Est-ce que ce sont deux feuilles différentes ?"

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Hésitation collective. Avec Lev les réponses étaient rarement simples.

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"Est-ce que c'est la même feuille ?" Il plia un des coins d'une des deux feuilles "Est-ce que si je fais ça, ça change votre réponse ?"

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La classe scrutait Lev avec attention (à part Aïcha qui regardait les regards), mais personne ne semblait encore décidé à prendre la parole. Après quelques secondes de silence, Lev reposa fébrilement les feuilles qu'il tenait et saisit les deux autres, celles sur lesquelles il avait crayonné...quelque chose.

 

Visiblement, un symbole [pique] sur l'une et [cœur] sur l'autre.

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"Est-ce que ce sont les feuilles qui sont différentes, ou juste les dessins ?"

 

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​

***

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LEV

 

Je me faisais violence pour ne pas demander la parole.

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"...donc peut-être que les hommes se ressemblent plus, en moyenne, et que les cerveaux des femmes aussi se ressemblent plus en moyenne, et que les différences entre les groupes sont plus grandes que les écarts à l'intérieur des groupes. En moyenne."

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Quelques élèves posèrent trois doigts sur leurs tempes pour signaler leur confusion. La maîtresse pianota sur son terminal, et des mots apparurent au tableau.

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"Distance intergroupes > distances intra-groupes ?"

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Je voulais répondre. Je connaissais la bonne réponse.

 

Mais je savais aussi que si je prenais la parole maintenant, tout ce qui sortirait de ma bouche serait un méli-mélo de fragments d'idées, dont chacune serait trop complexe pour tenir dans une seule prise de parole. Je gardai mes mains fermement posées sur mes cuisses et me forçai à respirer lentement (et silencieusement.)

 

"Moi je pense que les adultes sont très différents de nous, dans la classe, donc ça marche pas trop. C'est pour ça quand je rencontre quelqu'un de mon âge on devient vite amis en général, même si c'est une fille. Donc je crois que si on fait un groupe de garçons avec des enfants et des adultes...et des ados... ah et ya les bébés aussi ! euh..."

 

Je pris une profonde inspiration. Il était trop tôt pour parler, de toute façon : j'étais encore bien trop tendu de m'être emporté contre le chercheur, ma voix se serait étranglée après trois mots, trahissant mon amertume - contre-productif.

 

"Moi à mon avis il y a un problème avec la question ; parce que je pense qu'on est toustes des personnes différentes. Moi par exemple je parle italien parce que mes grands-parents m'ont appris, et du coup ça fait une différence de cerveau. Mais c'est pas parce que j'ai genre un "cerveau d'italienne" que je parle italien, à mon avis. D'ailleurs mon père il dit que c'est raciste de penser ça."

 

Tour à tour les élèves donnaient leur avis, et systématiquement j'avais cette envie de répondre. De rectifier même ce qui allait dans mon sens. Ce qui n'aurait servi qu'à transformer l'échange actuel en une opposition : Lev contre le reste du monde.

 

Essaie de lâcher prise, me dis-je.

 

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​

***

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AÏCHA

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La maîtresse dirigeait le concert des réflexions en silence, faisant circuler la parole d'un geste de la main. Cela n'avait pas toujours été aussi fluide. En nous faisant visionner les enregistrements de nos premiers "débats", elle avait attiré notre attention sur le peu d'écoute dont nous faisions preuve. Il y a quelques mois, nos "échanges" s'apparentaient à une juxtaposition de monologues. Aujourd'hui c'était un peu mieux.

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Les chercheurs nous écoutaient attentivement depuis presque trente minutes, leurs visages hermétiquement fermés comme s'ils cherchaient à se faire oublier.

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Eli profitait de l'occasion et prêchait discrètement pour sa chapelle transhumaniste ("...et si on recopie mon pattern sur une autre feuille, ba ce sera toujours moi...")

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Une veine palpitait sur la tempe de Lev. Pas besoin de compter précisément pour savoir que son cœur continuait de s'emballer malgré sa discipline respiratoire.

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Détends-toi mec, pensai-je, tu ne vois pas que tu as déjà gagné ? Fais-nous un peu confiance...

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J'eus soudain très envie de le tourmenter.

 

Je levai la main, tout en affinant mon idée pour obtenir le résultat le plus amusant en prononçant le moins de mots possible. Quand la maîtresse me vit, son expression changea subtilement, passant du calme bienveillant à une neutralité contrôlée. 

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Elle me voyait venir. Cachait-elle un sourire complice, ou un regard désapprobateur ?

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Un seul moyen de le savoir, raisonnai-je.

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Quand ce fut mon tour, je plantai mes yeux dans ceux de Lev. C'est de ma plus belle voix d'ingénue que je demandai :

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"Lev ? D'après toi, si je suis amoureuse, c'est à cause de mon "papier" ou de mon "dessin" ?"

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Je ne fus pas déçue du résultat.

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***

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THOMAS

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Je basculai ma tête en arrière et exhalai une fumée bleue vers le ciel.

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Je savais que ce que je faisais était utile, et les événements d'aujourd'hui l'avaient montré une fois de plus. Ces débats étaient sources de connaissances pour les élèves aussi, et pas seulement pour notre équipe. Ce qui n'atténuait en rien le côté dissonant que je ressentais quand je menais les gamin.es en bateau.

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L'institutrice s'adossa au mur à côté de moi. Après quelques instants elle demanda :

 

"C'est tiré d'une vraie étude ?"

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"Breda et associés, 2018. Des économistes."

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...

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"C'était une drôle d'époque"

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...

​

...

​

...

​

"Avec le groupe d'aujourd'hui ça fait un peu plus de 40% de remise en cause spontanée chez les 12-14 ans. Et presque 55% des primo-objecteurices sont des garçons. Comment il s'appelle le vôtre ?"

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"...Lev, mais...je suis quasiment sûre qu'Aïcha avait deux coups d'avance sur lui, et qu'elle n'a rien dit parce que ça l'amusait de regarder un garçon - a fortiori ce garçon - lui expliquer le sexisme."

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Elle me fixa avec insistance, comme pour s'assurer que je comprenais les implications. 

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Ce fichu monde réel, pensai-je, qui refuse d'entrer dans les cases.

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Je lâchai un soupir mêlé de fumée, et hochai la tête.

Posté le 21/03/2024

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