Métaphores
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Les humains ont une formidable capacité à apprendre. A s'adapter à leur environnement (et à adapter celui-ci en retour). Nous avons en nous un foisonnement extraordinaire d'idées, de modèles du monde, de savoirs, de souvenirs, que nous avons acquis au cours de nos vies.
Certaines personnes considèrent que - à l'exception de quelques "réflexes archaïques" - les esprits des personnes qui viennent au monde sont comme des pages blanches [1] et que c'est au contact de l'environnement que les individus développent leurs comportements et leurs schèmes de pensée.
Cette métaphore peut induire en erreur. Certes, le cerveau - qui sert de substrat biologique à toute cette vie intérieure - est bien le théâtre de la formation de motifs synaptiques extrêmement complexes, tout au long d'une vie, et au contact d'un environnement. Mais le cerveau est-il aussi passif qu'un support papier, dans toute cette histoire ?
En l'état, l'heuristique de la page blanche ne nous éclaire pas sur les mécanismes par lesquels des phénomènes extérieurs à nous laissent une "empreinte" en nous. Comment des signaux sensoriels qui nous arrivent de l'environnement sont filtrés, interprétés, combinés entre eux, combinés avec des connaissances et des souvenirs préexistants, interprétés à nouveau, avant d'être finalement enregistrés ou oubliés.
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Nous pouvons donc proposer une première modification à notre métaphore : le cerveau n'est pas juste la page, il est aussi la machine qui écrit sur la page. Une machine à écrire qui se transforme à mesure que la page se remplit (ou s'efface.) On n'est pas plus avancé qu'avant sur la question des mécanismes, mais au moins notre image a désormais "de la place" pour en parler !
Je souhaite ici insister sur l'idée que le texte de la page rétro-agit sur la machine. Par exemple, au cours de ma formation universitaire, j'ai été entraîné à être (plus) attentif aux verbes "falloir" et "devoir" - ce qui fait qu'aujourd'hui ces mots apparaissent en plus grosses lettres dans ma perception, et se fixent mieux dans ma mémoire en tant qu'éléments signifiants, là où précédemment beaucoup d'occurrences de ces verbes me passaient sous le radar - et ne faisaient donc pas du tout la même "impression" sur ma page.
Pour le dire en des termes plus sociologiques : j'ai intériorisé l'instruction
<< Prêter une attention particulière aux verbes "falloir" et "devoir" >>
parmi mon répertoire de schèmes perceptifs et explicatifs. Et cette instruction est à la fois une partie du texte de ma page, et une pièce de la machine à écrire.
Cela amène alors une autre question : si nos cerveaux viennent au monde complètement vierges, comment le moindre apprentissage est-il possible ? Il semble qu'il faut au moins un début de machine à écrire rudimentaire pour que la moindre "lettre" puisse s'inscrire sur la "page". Pour que cette nouvelle version de la métaphore puisse fonctionner, il faut alors envisager l'idée que les cerveaux humains viennent au monde avec au moins certaines "instructions" natives inscrites en eux - comme par exemple une tendance innée à imiter. Ainsi, comme l'écrit Roger Lécuyer :
Si nous reprenons l’exemple du nouveau-né qui en quelques minutes [sic] a appris le visage de sa mère [2], il paraît difficile de nier qu’il s’agit là d’un apprentissage, mais en même temps, pour qu’un tel apprentissage s’effectue aussi rapidement et aussi tôt après la naissance, dans une modalité sensorielle qui n’a jamais fonctionné, il faut que des structures soient prêtes à organiser l’information sensorielle de manière cohérente. (...) En d’autres termes, cet exemple est sans doute le meilleur pour montrer l’existence d’apprentissages précoces et rapides, (...) mais une telle efficience d’apprentissage suppose bien les structures innées proposées par Spelke.
R. Lécuyer, 2001, Rien n'est jamais acquis, ou de la permanence de l'objet... de polémiques
C'est ainsi qu'on en vient un peu paradoxalement examiner les éventuelles structures cognitives et comportementales innées, à l'intérieur même du modèle du "tout acquis". Nous pouvons alors nous tourner vers les sciences cognitives pour voir ce qu'elles peuvent apporter à cette métaphore que nous filons.
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La théorie dont je souhaiterais m'inspirer ici est celle du modèle localisationniste du cerveau. Avançons avec prudence : il est très facile de se prendre les pieds dans le tapis quand on tente de combiner des savoirs issus de paradigmes différents.
Commençons par examiner l'aspect de ce modèle qui semble être le plus solidement étayé : tout se passe comme si certaines zones du cerveau correspondaient à certaines "fonctions". Ainsi, quand on observe des cerveaux en fonctionnement [3], on peut mettre en évidence certaines zones cérébrales liées à l'activité visuelle. On constate par exemple qu'à chaque fois que quelqu'un voit quelque chose, il se produit une activité dans une partie de son lobe occipital. Quand les gens ne voient rien, cette activité neuronale disparaît. On constate également, dans le cas de personnes cérébro-lésées, une correspondance entre la localisation de la lésion et les symptômes qui apparaissent en même temps que celle-ci. Par exemple, détruire le lobe occipital d'une personne voyante semble systématiquement déclencher une cécité [4].
Les controverses autour de ce modèle sont légion. Combien y a-t-il de zones spécialisées ? A quel point travaillent-elles indépendamment les unes des autres ? Y a-t-il des régions généralistes ? Quelles pensées, quelles activités cognitives, sont "encapsulées" dans un "module" ? Quelles sont celles qui sont localisées mais pas encapsulées ? Quelles sont celles qui ne sont pas localisées, mais mobilisent au contraire l'ensemble du cerveau ? A quel point les différentes zones apprennent-elles leur travail, et à quel point sont-elles fonctionnelles "dès le départ" ? Il ne semble pas encore y avoir de consensus.
Voilà pourquoi je ne me lancerai pas dans l'étude détaillée de telle ou telle carte anatomo-fonctionnelle du cerveau pour l'incorporer à notre métaphore. Heureusement nous n'en avons pas besoin pour l'instant ; nous avons déjà de quoi faire une nouvelle mise à jour.
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La deuxième modification que nous pouvons alors proposer à notre métaphore est la suivante : le cerveau n'est pas juste une page et une machine à écrire intriquées l'une à l'autre, mais une multitude de pages chacune munie de sa machine. Au moins certaines de ces pages sont spécialisées pour archiver certaines sortes d'informations. On peut par exemple se les représenter munies d'un titre. Ci-dessous, quelques propositions de titres :
"Les noms que je donne aux choses dans ma langue principale"
"Les émotions que je souhaite contrôler et comment je m'y prends",
"Mes savoir-faire manuels",
"Ce qui me dégoûte, et comment ça se traduit",
"Les effets de tel ou tel son sur mon sommeil"
Cette liste est bien entendu très très loins d'être exhaustive. Dans un premier temps et jusqu'à preuve du contraire, il semble plus prudent de considérer que le nombre exact de pages n'est pas défini. Ainsi, les situations où on se demandera si une "page" donnée devrait plutôt être considérée comme "deux pages distinctes" relèveront autant de l'arbitraire que les autres problèmes lumper/splitter.
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J'aimerais enfin proposer une dernière retouche à notre métaphore, afin qu'elle puisse acueillir les notions d'inné et d'acquis. Ce sont deux concepts flous et controversés, sur lesquels nous reviendrons très certainement dans un article futur. En première approche, nous appelerons "acquis" les mots et phrases qui sont apparues sur une page suite à une interaction entre l'individu et le monde extérieur. Nous allons imaginer que les mots ainsi produits sont inscrits à l'encre bleue.
Dans le cas où un ou plusieurs "mots" d'une page étaient inscrits dès le départ dans le génome (encodés dans un langage radicalement différent de celui des connexions synaptiques), alors ces mots apparaîtront en rouge sur la page [5].
Je fais ici la conjecture que plus un "travail mental" est complexe, plus le pourcentage de "mots en bleu" qui interviendront dans ce travail tendra vers 100. Ce qui ne veut pas dire que les instructions les plus simplistes - de type :
<< SI [stimulus A] ALORS [réaction X] >>
- seront nécessairement écrites en rouge : au moins certains réflexes peuvent être conditionnés, inhibés, reconfigurés, entraînés, etc. au contact de l'environnement. Autrement dit : si c'est complexe alors c'est bleu, mais ça peut être simple et bleu aussi.
Nous tâcherons dans ce tome 3 de mettre à l'épreuve aussi bien cette conjecture, que la métaphore de la pile de pages elle-même. Quelques limites apparaissent d'emblée - il est rare qu'une métaphore soit strictement isomorphe à la chose qu'elle est censée représenter. Celle que nous tissons ici ne fait pas exception :
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En l'état, elle se concentre sur le volet "écriture" et ne rend pas bien compte de ce qui se passe lors de la "lecture" de la pile de pages, quand le cerveau travaille à générer une "réponse" (par exemple un comportement, une prise de parole, une décision, etc.)
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Elle ne rend pas bien compte non plus des manières dont les différentes pages "communiquent" entre elles (apparemment en permanence ?).
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Enfin, elle ne permet pas - à première vue - d'expliquer ce qui se passe lors de certains rêves, ceux dont on garde le souvenir, qui s'inscrivent donc quelque part sur une page sans jamais être passés par les circuits sensoriels qui nous relient à l'environnement quand nous sommes réveillés.
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[1] Cette théorie de la page blanche porte aussi le nom de "tabula rasa". L'image évoquée ici n'est pas, comme je le croyais initialement, celle d'une table fraîchement débarrassée, mais plutôt celle d'une tablette de cire fraîchement effacée.
[2] Lécuyer ne donne pas de source à cette affirmation, mais il fait probablement allusion aux travaux de Pascalis et al. 1995, qui mettent en évidence une préférence des nouveaux-nés pour le visage de leur mère par rapport au visage d'une inconnue après plusieurs heures d'éveil et d'interaction avec leur mère - ce qui correspond à plusieurs jours de vie post-natale.
[3] Par exemple au moyen d'une IRM fonctionnelle.
[4] Cette affirmation est toutefois à nuancer par le fait que des personnes cérébro-lésées ont pu ré-apprendre des fonctions cognitives endommagées en mobilisant d'autres aires cérébrales autour de la lésion.
[5] Je ne fais pas ici l'hypothèse que les mots en rouge sont présents dès les premiers instants de vie. Si l'ADN s'exprime tout au long de la vie, alors rien ne s'oppose a priori à ce que certains mots en rouge apparaissent à la puberté par exemple.
Posté le 01/03/2024