Acquis mieux mieux
Dans les articles précédents, j'ai utilisé à plusieurs reprises les concepts d'inné et d'acquis, sans toutefois en donner une définition. Aujourd'hui je vais essayer de poser un cadre un peu plus clair et de préciser ce que je veux dire quand j'utilise ces mots. C'est une entreprise franchement casse-gueule, comme nous allons le voir, mais je vais quand même faire une tentative de définition.
Mais avant ça, j'aimerais reculer pour mieux sauter : je vais commencer par écarter deux approches définitionnelles qui selon moi ne fonctionnent pas pour cette paire de termes. Puis je vais donner deux exemples pour illustrer l'idée vers laquelle on se dirige. Et quand ce sera fait, je vais proposer non pas une mais deux définitions pour le terme "acquis"
Deux approches qui ne fonctionnent pas
1) L'idée d'appeler "inné" ce qui relève du biologique et "acquis" ce qui relève de l'environnement, ça ne fonctionne pas, parce que dans la plupart des situations les différents niveaux d'explication s'entremêlent et rendent immédiatement cette catégorisation très confuse.
Par exemple un cancer est un phénomène biologique, mais dont la probabilité d'apparition dépend (entre autres) de phénomènes environnementaux tels que la quantité de rayonnements reçus, la pollution de l'air respiré, et la sorte d'aliments consommés.
À l'inverse, on peut considérer que mon positionnement politique actuel est lié au moins en partie à l'influence de certaines personnes que j'ai rencontrées, autrement dit : à mon environnement. Mais l'empreinte de ces rencontres est inscrite dans les structures synaptiques, autrement dit : au niveau physiologique.
​​
​
2) L'idée d'appeler "inné" ce qui relève de la nature et "acquis" ce qui relève de la culture, ça ne fonctionne pas, et ce pour au moins trois raisons.
​
Premièrement parce que les notions de "nature" et "culture" sont (dans ce contexte) construites en opposition antithétique l'une par rapport à l'autre : ce qui est "naturel" n'est pas censé être "culturel", et réciproquement. Or nous avons vu que c'était rarement un cadre intéressant pour approcher une question.
Deuxièmement parce qu'il n'est pas du tout certain que la "nature" existe.
Il n'est pas du tout certain qu'il existe aujourd'hui, à l'ère de l'anthropocène, des écosystèmes qui n'ont pas été chamboulés et modifiés en profondeur par les activités humaines. Il est très difficile de localiser un "milieu naturel"[1], dans lequel pourraient se produire d'hypothétiques "comportements naturels."
Quand bien même un tel milieu existerait, vierge notamment de toute influence liée à l'industrialisation mondialisée, celui-ci serait nécessairement très à la marge. Ainsi, l'idée d'une nature qui serait une essence pure et antithétique de la culture ne paraît pas concerner la plupart des écosystèmes actuels, qui semblent davantage relever d'un agrégat de nature-culture.
Troisièmement parce qu'un grand nombre d'animaux non-humains ont une culture.
​​
​
Deux exemples pour creuser
1) Au vu des connaissances actuelles en biologie, on a des raisons de croire que la sortie de mes dents définitives à un moment de ma vie était un évènement inscrit en moi dès ma conception. Quelqu'un qui aurait su déchiffrer mon ADN quand j'avais 2 ans pouvait donc déduire - uniquement à partir de celui-ci - que ces dents définitives pousseraient.
Leur pousse est une conséquence nécessaire (c'est-à-dire : non-contingente) de mes configurations internes (génétiques en l'occurrence) à l'instant t = 2 ans.
​
Autrement dit, et quitte à faire un peu violence au langage ordinaire : mes dents définitives ne sont PAS "acquises après mes deux ans". On considérera plutôt qu'elles sont innées, et que leur maturation prend des années.
​​
2) Imaginons qu'à 15 ans j'aie eu en moi un dégoût marqué pour le zouk ; si ce dégoût est profondément encodé dans le cortex de mon lobe insulaire (ie : dans mes configurations internes), alors quelqu'un qui saurait déchiffrer mes réseaux neuronaux pourrait prédire ce qui se passera les prochaines fois qu'on me proposera de "zouker".
Si cette prédiction se vérifie, on considérera que mon comportement de rejet n'est pas un trait acquis après mes 15 ans.
En revanche, s'il s'avère que cette prédiction ne se vérifie plus une ou deux décennies plus tard, on pourra en déduire que mon rapport au zouk a été modifié - soit par des éléments innés arrivés à maturation, soit par des phénomènes extérieurs à moi. Dans ce second cas, on considérera que ces nouvelles modalités de mes goûts musicaux ont été "acquises après mes 15 ans"
S'il n'existe aucune séquence génétique connue pour infléchir les préférences musicales après 15 ans, et si on est en mesure d'identifier dans mon environnement des phénomènes liés au zouk (par exemple des personnes autour de moi qui le pratiquent, des enjeux qui se greffent sur cette pratique, ou encore des discours qui sont produits sur le sujet) alors l'hypothèse parcimonieuse ne peut pas être celle de la maturation d'un trait inné. Il nous faudra alors considérer que, jusqu'à preuve du contraire, ce qui aura changé dans mon rapport au zouk sera "inscrit en bleu" dans mon esprit.
Deux propositions définitionnelles
Un trait morphologique ou psychologique d'une personne est dit "acquis après un instant t" si l'apparition de ce trait est contingente aux configurations internes de cette personne à l'instant t.
​
ou
Un trait morphologique ou psychologique d'une personne est dit "acquis après un instant t" si l'apparition de ce trait ne peut pas se prédire[2] uniquement à partir des configurations internes de cette personne à l'instant t.
​​
__
​
[1] il est commun en psychologie de rencontrer le terme "milieu naturel" pour désigner tout ce qui se situe à l'extérieur du milieu artificiel du laboratoire. Pour éviter les confusions entre l'opposition [naturel-artificiel] et l'opposition [naturel-culturel], j'utiliserai plutôt le terme de "terrain".
[2] je parle ici d'une impossibilité logique, et non d'une impossibilité technique.
Posté le 17/04/2025