Outils Quanti
Partie 2/?
Dans cette série d’articles, qui commence ici, je vais tenter d’apporter quelques arguments en faveur de l’assertion suivante : Ce qui peut se raconter avec des qualifiants peut souvent se raconter avec des quantifiants.
​
2. Des continuums​
​
Le deuxième argument que je souhaite proposer part du constat que les outils conceptuels qui semblent les mieux adaptés pour décrire un phénomène sont, dans une certaine mesure, isomorphes au phénomène qu’ils décrivent. Ou pour le dire autrement : on s’attend à ce qu’une bonne carte ou un bon schéma aient, au moins un peu, la même forme que le territoire qu’ils racontent.
Des outils conceptuels quantifiants tels que les nombres réels ont « la même forme » que des phénomènes continus : chaque quantifiant correspond à une position au sein d’un continuum de sens.
Les outils de description qualitatifs quant à eux, sont isomorphes à des phénomènes discontinus, voire à des phénomènes de natures différentes : chaque qualifiant correspond à une unité de sens distincte des autres.
Prenons un exemple : le terme « chaud » peut désigner au moins deux choses différentes : la qualité d’un phénomène physique relatif à une température élevée déclenchant un transfert de chaleur, ou bien la qualité d’une sensation d’un individu qui fait l’expérience subjective de ce type de phénomène physique.
Supposons qu’on s’intéresse au second type de phénomènes : les ressentis internes liés à la température, et qu’on cherche à les raconter au moyen des qualifiants « chaud » et « froid ».
La paire de concepts [chaud/froid] est floue aux limites : si « on voit bien » ce que l’un et l’autre veulent dire, la question de la délimitation entre le chaud et le froid semble en revanche bien plus difficile à appréhender. Il est toujours possible d’affiner notre boîte à outils-descripteurs qualitatifs, en ajoutant une ou plusieurs catégories intermédiaires dans la zone floue séparant le chaud du froid. Ainsi, on pourrait nommer « tiède » l’ensemble des ressentis ne correspondant pas clairement aux idéaux-type de « chaud » ou « froid ». Mais cela ne résout pas la question des limites, du passage d’une qualité à sa voisine, et on a alors deux zones floues au lieu d’une.
Je pense que la raison de ce flou est qu’on cherche ici à apposer des outils-descripteurs qualitatifs sur un phénomène qui est partiellement isomorphe à un continuum – de températures en l’occurrence. Or le fait d’identifier le cœur objectif d’un phénomène permet d’ouvrir beaucoup de possibilités, y compris quand on cherche à parler de ses aspects subjectifs.
Ainsi, imaginons une personne A qui souhaite fabriquer de la connaissance sur les ressentis subjectifs de température. Sa problématique pourrait être par exemple : « Comment différents segments de population interprètent qu’un truc est chaud ou froid ».
Si A n’a que ses propres notions subjectives de chaud et froid à sa disposition pour évaluer telle ou telle situation thermique, cela risque de la limiter fortement dans les descriptions et les mises en relation des matériaux récoltés auprès des enquêté.e.s. On conçoit comment une personne B qui souhaiterait prolonger les travaux de A aurait plus de mal à s’appuyer sur des énoncés qui ressemblent à :
« Quand je trouve qu’il fait chaud, un grand nombre de personnes du groupe [lambda] trouvent qu’il fait chaud »,
par comparaison avec le cas où les énoncés laissés par A ressemblent à :
« Quand on dépasse 20°C, plus de 95% des personnes du groupe [lambda] trouvent qu’il fait chaud ».
Dans ce second exemple, parmi les différents signifiants articulés au sein de la phrase, on a utilisé des quantifiants (plutôt que des qualifiants) quand les signifiés ressemblent davantage à des continuums.
Mon deuxième argument est donc le suivant : loin de réduire ou nier la dimension subjective des perceptions des humains du groupe [lambda], il me semble que le fait d’introduire de la quantification permet ici d’explorer cette dimension plus finement.
​
(à suivre)
Posté le 10/12/2021