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Boucles (1)
Introduction et relativisme

L'échange suivant a eu lieu lors d'un atelier réunissant des étudiants de master de sociologie, et un enseignant chercheur :

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Prof : Y a jamais, y a pas de bonne méthode. Je l’ai déjà dit, je crois ? Je sais pas, je radote. Ça c’est pareil, c’est un peu les règles du métier de la recherche socio, ça c’en est une autre : il y a pas de bonne méthode. Une méthode n’est bonne qu’à la lumière d’un résultat qu’elle permet d’atteindre. Donc on ne le sait qu’après si cette méthode est bonne ou pas. Une fois qu’on a des résultats entre guillemets de qualité. (…)

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Elève 1 : Comment on connait la qualité des résultats produits ?

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Prof : D’après vous ?

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Elève 1 : Bah j’ai envie de dire le consensus de la communauté mais…

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Prof : Bah oui. La reconnaissance par les pairs des résultats…

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Elève 1 : Mais eux n’ont pas vu le terrain, n’ont pas la possibilité de falsifier [1] quoi que ce soit…

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Prof : Alors c’est pour ça que la question, le point 4 est extrêmement important sur la méthode puisque l’allocation de la preuve dans le domaine des sciences sociales repose sur quoi, comparativement aux disciplines expérimentales ? Dans les sciences expérimentales, la preuve s’effectue par la répétition de l’expérience, qui aboutit aux mêmes résultats, aux mêmes conclusions. Preuve est faite quand la multiplication par x de l’expérience initiale a été confirmée par des pairs ; donc la validation par la communauté des pairs se fait par la répétition des expériences

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Chez nous c’est comment ? Vous pouvez pas. C’est impossible puisque la sociologie n’est pas une discipline expérimentale. Donc ce qu’on dit c’est : la preuve est procédurale. C’est-à-dire que les pairs, pour estimer la validité sociologique de vos résultats, qu’est-ce qu’ils vérifient ?

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Elève 2 : les sources ?

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Prof : Alors c’est sûr qu’il y a une part de confiance, c’est-à-dire qu’on part du principe que les enquêtes que vous déclarez avoir faites, vous les avez faites.

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Elève 2 : des entretiens, des fragments d’entretien…

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Prof : Voilà. Si vous extrayez des bouts d’entretien dans votre truc, on fait l’hypothèse que vous avez fait l’entretien pendant deux heures et que vous avez extrait un bout pertinent. Ok. Donc en fait la validité de vos travaux elle sera apprécié par quoi ? Eh bien justement par la méthode que vous vous êtes donnés. Et c’est ça, c’est le seul moyen d’accéder, on va dire à une validation par la communauté des pairs de la qualité de vos résultats, que de passer par, justement, quelle méthode il a utilisé pour en arriver là, c’est la seule chose qu’on peut voir.

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Elève 1 : Du coup vous dites que la valeur de la méthode découle de la qualité des résultats, et que la qualité des résultats est évaluée…

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Prof : Alors la valeur de la méthode euh, oui, dépend des résultats. C’est à dire qu’il y a pas en soi  et a priori de bonne méthode, une méthode bonne ne vaut que par la qualité des résultats qu’elle a permis de produire – j’ai pas dit autre chose.

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Elève 1 : D’accord. Donc la méthode est considérée comme bonne si les résultats sont de qualité…

 

Prof : Ouais

 

Elève 1 : …et les résultats seront considérés comme de qualité si la méthode est bonne.

 

Prof : Exactement.

 

Elève 1 : *dessine un cercle dans les airs avec la pointe de son doigt* Ok.

 

Prof : Ouais, c’est ça. C’est exactement le cercle de ce que j’appelle la preuve procédurale.

 

Elève 1 (marmonne) : ça sent la tautologie cette histoire. [2]

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[1] Probablement au sens poppérien de « réfuter »

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[2] Probablement au sens de « raisonnement circulaire », une construction logique fallacieuse où on a besoin de présupposer que la conclusion est vraie, afin de conclure à la véracité de cette même conclusion.

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Je ne suis pas entièrement d'accord avec la position du professeur dans cet échange, mais je le rejoins sans réserve sur deux points : premièrement, il semble effectivement assez salubre de ne pas disqualifier une méthode de collecte de données a priori, c'est-à-dire de manière purement doxique. Et deuxièmement, toute circulaire qu'elle soit, la fertilité de cette approche n’est plus à prouver.

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Contrairement à l'objection que cet élève semble émettre, je ne suis donc pas opposé à une structure circulaire, qui dépose et consolide de la connaissance, boucle après boucle, couche après couche, récursion après récursion.

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Il peut en revanche être intéressant de se demander quelles conditions doivent être réunies pour que cette accumulation puisse avoir lieu. Et particulièrement dans le champ des sciences humaines, comment aller vers des savoirs qui soient davantage cumulatifs, plutôt que vers une atomisation toujours plus grandes des travaux de recherche ? Comment éviter l'écueil d'un raisonnement circulaire, qui se condamnerait à redémontrer encore et encore les mêmes prémisses potentiellement erronées ?

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Les prochains articles vont essayer de se saisir de ces questions en se penchant sur différentes "formes de boucle" qui peuvent intervenir dans un processus de recherche. Et pour commencer, remarquons que les raisonnements circulaires sont parfois difficiles à déceler, et que même les spécialistes ne sont pas à l'abri :

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Exemple 1 : Argument du désaccord de croyances morales (Andrew D. Chapman, 2018, paraphrase et traduction depuis l'anglais) :

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Il s'agit d'un argument en faveur d'une position philosophique appelée le "réalisme moral", qui considère qu'au moins certaines questions de bien et de mal possèdent des réponses objectives, c'est-à-dire des réponses qui ne dépendraient pas et ne découleraient pas des sens moraux (subjectifs) des humains. L'argument est le suivant :

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Certaines personnes considèrent que l'existence de nombreux désaccords sur les questions de morale est un indice contre le réalisme moral. Il n'en est rien, et c'est même l'inverse :

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Imaginons un débat entre deux personnes en désaccord : Alice affirme que les chiens sont nyctalopes, Bob affirme que ce n'est pas le cas. L'existence même de leur désaccord semble indiquer qu'il existe quelque chose au sujet duquel être en désaccord. Si on posait la question à Alice ou Bob : "A ton avis, est-ce qu'il existe une réponse objective à la question que vous débattez ?" il paraîtrait très étrange de les entendre répondre "Non, pas du tout, c'est purement subjectif". On serait alors en droit de se demander : mais qu'est-ce que vous faites, exactement, avec votre débat ?

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Donc à moins que beaucoup de personnes soient massivement confuses, on peut en conclure qu'au moins certains débats moraux ont un objet, et débouchent potentiellement sur une réponse objective.

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La structure du raisonnement tenu par Chapman est la suivante :

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1) Les gens ont des désaccords au sujet de X (la morale)

2) Remplaçons X par Y (les chiens) où Y est une chose objectivement réelle

3) Les désaccords autour de Y ne changent pas le fait que Y est objectivement réelle

4) Donc X est probablement objectivement réelle

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Cette ligne argumentative nécessite de supposer dès le départ que la morale est une chose objectivement réelle - sans quoi l'étape 2 paraît très douteuse. Puisqu'on a besoin de l'étape 4 pour valider l'étape 2, et qu'on a besoin de l'étape 2 pour arriver à l'étape 4, la ligne argumentative boucle sur elle-même : c'est un raisonnement circulaire.

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Une fois qu'on a pointé la forme de boucle dans le raisonnement, on n'a pas pour autant démontré que sa conclusion est fausse. Il reste donc la question de ce que nous faisons quand nous débattons de morale.

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Pour un.e réaliste moral.e, c'est un débat factuel : la question "Le mensonge est-il mauvais ?" est isomorphe à la question "Les chiens sont-'ils nyctalopes ?" . Dans cette optique, si Alice dit que le mensonge est toujours mauvais et Bob que le mensonge est parfois bon, ces deux affirmations sont dans un état de contradiction logique : une des deux personnes au moins a tort.

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Quant à moi je pense que quand Alice dit que le mensonge est toujours mauvais, ce qu'elle nous dit réellement c'est qu'elle préfère que les gens ne mentent jamais. Et Bob préfèrera parfois un mensonge à d'autres choses qui lui semblent encore moins souhaitables. Vues sous cet angle, les deux affirmations ne sont plus dans un état de contradiction logique.

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En revanche, elles sont dans un état de conflit d'intérêts, au sens où suivre la préférence d'Alice va parfois aller à l'encontre de celle de Bob, et vice-versa. Je pense que c'est cela qui se joue lors des désaccords moraux, et que l'ampleur de certains "intérêts en conflit" peut expliquer pourquoi nous avons parfois tendance à réifier nos préférences.

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Exemple 2 : Argument d’un modèle naturaliste de la morale (Stéphane Debove, 2019, citation et paraphrase)

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Il s'agit d'un argument en faveur d'une forme particulière de réalisme moral, une position appelée l'hypothèse naturaliste. Selon les partisans de cette hypothèse, le cerveau humain naîtrait pré-câblé, préparé à produire certains jugements moraux. En cela, il existerait une forme de proto-morale innée, naturelle, qui ne dépendrait pas de nos sens moraux, puisque ce seraient nos sens moraux qui en découleraient. L'argument est le suivant :

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Les données scientifiques ci-dessous semblent pointer vers une prédisposition innée des êtres humains à l'équité :

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(a) Précocité

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Plus un jugement moral apparaît tôt, plus il y a des chances qu’il ait des origines biologiques (parce que l’enfant n’aura pas eu le temps d’internaliser les normes de la société). Dès l’âge de 6 – 7 mois, à un âge où les bébés ne sont pas grand-chose de plus qu’un tube digestif (sic), les bébés préfèrent déjà interagir avec une marionnette qui en aide une autre plutôt qu’avec une marionnette qui en embête une autre (Holvoet et al. 2016).

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(b) Régularité

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Si la morale a des bases biologiques, alors on devrait retrouver certaines bases communes aux jugements moraux partout autour du monde. Or, tout autour du globe, des valeurs comme aider son groupe, aider sa famille, retourner un service rendu, partager des ressources ou respecter la propriété sont considérées des valeurs moralement bonnes (Cury et al. 2019).

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Commençons par écarter les données du petit (a). Quand on sait que des comportements d’imitation ont été détectés chez des nouveau-nés quelques dizaines de minutes seulement après leur naissance, on conviendra que l’argument de précocité qui suppose qu’un bébé de 6 mois n’est « qu’un tube digestif », vierge de tout apprentissage et mû uniquement par ses instincts, repose visiblement sur une compréhension cruellement incomplète de ce que c’est qu’un bébé.

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Et quand bien même un individu serait vide de toute imprégnation culturelle, choisir d’interagir préférentiellement avec les marionnettes identifiées comme « coopératrices » peut relever aussi bien du jugement moral altruiste…que du simple calcul pragmatique individualiste. Il semble donc hasardeux d’en conclure que ces données pointent vers une préférence innée pour l’équité.

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La structure du raisonnement au petit (b) est la suivante :

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1) Si le modèle M est vrai, on s’attend à voir le phénomène X

2) Or on constate empiriquement le phénomène X

3) Donc le modèle M est vrai.

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Cette structure est fallacieuse ! Si on l’appliquait une autre théorie, cette structure deviendrait par exemple :

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1) Si le modèle [la terre est plate] est vrai, on s’attend à voir le phénomène [le sol sous nos pieds est généralement plat]

2) Or on constate empiriquement le phénomène [le sol sous nos pieds est généralement plat]

3) Donc le modèle [la terre est plate] est vrai.

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Pour que le raisonnement du petit (b) devienne valide, il serait plus pertinent de rechercher un phénomène Y, qui soit impliqué par le modèle M et qui ne soit pas impliqué par le meilleur modèle concurrent [4]. Or ici, un modèle concurrent crédible est l’hypothèse culturaliste, qui postule que les humains naissent sans prédisposition morale particulière, et qu’ils acquièrent un sens moral par imprégnation de l’environnement dans lequel ils grandissent.

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Il faudrait alors, pour départager ces deux modèles, rechercher des données qui sont impliquées par l’hypothèse naturaliste et qui seraient incongrues d’après l’hypothèse culturaliste. Or, une invariance des comportements prosociaux est ici un très mauvais choix de données empiriques. En effet, l’hypothèse culturaliste va considérer que si des comportements individuels sont très utiles pour « faire groupe », alors les groupes ayant eu le plus de succès auront eu tendance à valoriser ces comportements, et à les inscrire dans leurs cultures morales respectives.

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Autrement dit, l’hypothèse culturaliste prédit elle aussi des formes d’invariance morale : plus une position morale est utile partout, plus elle se retrouvera partout, inscrite dans plein de cultures différentes.

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Le seul moyen de justifier le choix du phénomène [formes d’invariance morale] dans le raisonnement du petit (b) serait d’y ajouter l’étape 1bis suivante :

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1) Si le modèle M est vrai, on s’attend à voir le phénomène X

1bis) Or tous les autres modèles que M qui prédisent le phénomène X sont faux

2) Or on constate le phénomène X

3) Donc le modèle M est vrai.

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L’étape 1bis nécessite l’étape 3 pour être validée, donc là aussi on avait affaire à un raisonnement circulaire - plutôt bien caché !

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Pour ma part, je ne suis pas convaincu par l’hypothèse naturaliste. L’existence de mécanismes de transmission morale depuis l’environnement vers les individus est renseignée au-delà de tout doute raisonnable. Toutefois, il semble également indéniable que les jugements moraux sont produits dans le cerveau – et que notre cerveau est un organe qui a été façonné par l’évolution. Pour articuler les versants « nature » et « culture » de la question, je propose de nous inspirer de la linguistique, où on opère à une distinction conceptuelle entre la langue et le langage.

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En linguistique, le mot « langue » désignera un corpus partagé d’associations signifiant-signifié, qui est le produit d’une construction socio-historique, et qui va connaître des variations selon les époques, les régions, les classes sociales, les corps de métier, les tranches d’âge, etc.

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Le mot « langage » quant à lui désignera une capacité innée et biologique à apprendre et manier une langue, via une aire du langage dans le cerveau, des cordes vocales, des organes de la zone buccale, des mains, des yeux, des oreilles, etc.

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Dans le même ordre d’idée, je suis convaincu que nous avons probablement une capacité innée à intérioriser et produire des jugements moraux, munie notamment d’un répertoire « natif » d’émotions qui pourront être rattachées à leur transgression (la honte, la peur, le dégoût, la colère, etc.) suivant différentes configurations selon les cultures.

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Mais je ne pense pas que nous ayons aujourd’hui de raison de croire à une tendance innée des humains à produire certains jugements moraux plutôt que d’autres : au contraire, tout se passe comme si les contenus moraux - comme les langues – sont des constructions socio-historiques, et sont acquis par imprégnation culturelle.

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[3] L’argument contient aussi un petit (c) qui mobilise les données de la cohorte LIST, une étude longitudinale sur les jumeaux, sujet riche qui mériterait son propre article, ainsi qu’un petit (d) qui ne mobilise pas vraiment de données scientifiques, mais où Debove cherche à montrer qu’il y a des failles dans le modèle culturaliste (qu’il comprend très mal). Selon moi, le petit (d) ne mérite pas qu’on s’attarde dessus tant il relève soit de l’homme de paille, soit du simple contresens.

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[4] Remarquons que même ainsi, on n’aurait pas pour autant prouvé que le modèle M était bon. On aurait seulement montré que le modèle M a gagné en vraisemblance par rapport à un modèle concurrent auquel on vient de le confronter.

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Posté le 21/09/2022

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