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Emergence

 

"Peut-être que se demander où va l'âme après la mort revient à se demander où va la musique quand on casse une flûte"

Boulet, Le Pixel Quantique

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Beaucoup de propriétés des 'tout' ne se trouvent dans aucune de leurs parties. Aucun des atomes qui composent le caoutchouc n'est élastique. Aucune des molécules qui composent une tortue n'est ovipare. Dans l'état actuel de nos connaissances, rien ne permet d'affirmer qu'un seul neurone dans un cerveau humain soit fan de Batman.

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Il semble que les propriétés des choses, des êtres, et des groupes d'êtres qui nous entourent ne sont pas toujours à chercher dans les entités conceptuelles élémentaires qui les composent, mais plutôt dans les manières dont ces entités sont assemblées, et "fonctionnent" ensemble.

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Les explications que nous avons du monde ne se ressemblent pas selon le degré de complexité auquel on se place. Les narrations de la physique des particules, celles de la zoologie, celles de la sociologie, paraissent au premier regard ne pas appartenir à un même continuum de "formes de narration". Mon modèle du monde contient ainsi plusieurs "niveaux", et il est des sauts explicatifs entre certains niveaux, tels que le problème des qualia, qui ont de quoi donner le vertige au réductionniste le plus convaincu.

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Pourtant, ceci étant posé, il semble difficile de nier le fait que notre connaissance de la plupart des "niveaux de complexité" a été - à un moment ou un autre - largement nourrie par les avancées dans la compréhension du niveau de complexité se trouvant directement en dessous :

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On ne sait pas exactement comment des assemblages suffisamment complexes de matière font émerger la vie, mais les apports de la chimie moléculaire à la biologie sont indéniables. On ne sait pas comment des assemblages suffisamment complexes de vivant font émerger la cognition, mais les sciences cognitives ont fait des bonds de géant depuis qu'on a identifié un substrat biologique à la pensée.

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Et on ne sait pas exactement comment des assemblages suffisamment complexes d'êtres pensants font émerger le social, mais il y a fort à parier que les sciences cognitives pourraient, un jour, apporter de précieuses clés de lecture. Mais ce jour n'est pas arrivé, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons dans un article ultérieur.

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Pour ma part, j'aimerais m'appuyer sur les travaux d'un chercheur se situant à l'interface entre sciences cognitives et sciences sociales, pour proposer une narration où on rencontre des "effets de seuil", desquels émergent certaines dimensions du social. Mais au préalable, tournons-nous vers les sciences physiques pour illustrer ce qu'on entend ici par "effet de seuil".

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La physique et la chimie sont des disciplines qui – en schématisant un peu – ont les mêmes objets d’étude : les interactions de la matière et de l’énergie. Pourtant, en plus des différences institutionnelles entre ces deux branches, il existe aussi une différence épistémique reposant sur le fait qu’à l’échelle microscopique, les interactions prédominantes entre les entités matérielles sont de type électromagnétique, tandis qu’à l’échelle macroscopique, ces forces électromagnétiques sont généralement négligeables devant les forces gravitationnelles [1].

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En se plaçant dans l’une ou l’autre de ces approximations, on pourra obtenir des sets d’énoncés différents au sujet de la matière et de l’énergie, chacun s’appliquant à un domaine d’échelles, à un degré de complexité. On voit ainsi se dessiner un domaine micro où on néglige la force A, une zone transitoire où les deux forces "coexistent", et un domaine macro où on néglige la force B. Ce qui semblait être un saut conceptuel forme en fait un continuum d'explication, et la zone transitoire y fonctionne comme un "seuil".

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PREMIER SEUIL : LE GROUPE

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Un phénomène ayant la même saveur pourrait-il se produire quand un groupe d'humains grandit en effectif ? Y a-t-il des effets de seuil en sociologie, où on pourrait assister à l'émergence de nouvelles règles du jeu, de nouvelles dimensions ? Commençons par proposer une définition de ce que je veux dire quand je dis "groupe" :

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Un ensemble d’humains constitue un « groupe » quand il contient davantage de rapports entre humains que d'individus.

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Cette approche extrêmement simpliste a le mérite de faire démarrer le concept de groupe au moment où le phénomène "rapports humains" prend le pas - au moins en termes d'effectifs - sur le phénomène "individus". Elle se doit toutefois d'être sérieusement étoffée, ne serait-ce que parce qu'elle ne nous apprend rien sur la nature et l'intensité desdits rapports, lesquelles peuvent varier énormément selon les cas.

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ZONE TRANSITOIRE : LE NOMBRE DE DUNBAR

 

Dans son article Neocortex size as a constraint on group size in primates, Robin Dunbar, anthropologue, a étudié la relation entre la taille du néocortex et la taille maximale des groupes à relations stables chez 38 espèces de primates. Il extrapole ensuite ce résultat en effectuant une régression à partir du volume moyen du néocortex humain.

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Dunbar définit un groupe à relation stable de la façon suivante :

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Un groupe où chacun sait qui sont tous les autres et quels rapports ils entretiennent entre eux.

 

Il en extrait alors le "Nombre de Dunbar", qu'il situe avec une certitude de 95% dans l’intervalle [100 ; 230], avec pour valeur d’usage 148, généralement arrondi à 150 [2]. En théorie, ce nombre, c'est l'effectif maximal d'un groupe à relation stable. Au delà, notre cerveau commencerait supposément à perdre le fil, à ne plus être capable de retenir la totalité du réseau relationnel.

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La théorie de Dunbar est étayée a posteriori par le fait qu'on retrouve cet ordre de grandeur à de nombreux endroits dans l’Histoire humaine, de la taille des villages fermiers du Néolithique [3], jusqu’aux guildes de joueurs de MMORPG et aux communautés Facebook [4], en passant par l’unité de base des armées préconisée par Sun Tzu dans L’Art de la Guerre.

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Quand l’effectif d’un groupe humain dépasse le Nombre de Dunbar (que nous noterons δ), de nouveaux enjeux interactionnels apparaissent. De nouvelles logiques sont nécessaires afin de "faire groupe", notamment liées à la question de la légitimité de l’appartenance des individus au groupe.

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Pour assurer la cohésion quand l'effectif est très supérieur à δ, on voit se mettre en place des dispositifs sociétaux supplémentaires – par exemple des symboles, des systèmes de normes institutionnalisées, ou un imaginaire collectif lié à l’identité de groupe.

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DEUXIÈME SEUIL : LA SOCIÉTÉ

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Le prochain seuil pourrait se situer au moment où les interactions qui ont lieu à l’extérieur d’un sous-groupe à relations stables deviennent un phénomène très majoritaire (toujours en effectif) par rapport à celles qui ont lieu à l'intérieur d'un sous-groupe à relations stables.

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En attendant un outil plus fin, je propose de considérer que ce seuil est franchi lorsqu’un groupe atteint un effectif N suffisamment grand pour que

 

Deux individus pris au hasard dans le groupe ont au moins 95% de chances de ne pas appartenir au même sous-groupe à relations stables. [5]

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Dans les groupes où N est supérieur à ce seuil, et à condition d'accepter l'hypothèse (coûteuse !) que les rencontres sont aléatoires, la majorité des individus rencontrés sont alors des gens qu’on connaît peu ou pas du tout, et dont on ne connaît pas bien ou pas du tout les relations avec leur entourage. Les modalités de ces interactions vont donc majoritairement être orientées par un certain nombre de conventions sociales plus ou moins implicites, et par des indicateurs externes de rang social.

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CONCLUSION

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Bien sûr, la narration que je déroule ci-dessus tient davantage de l'expérience de pensée que de la science. Elle n'est à ma connaissance pas étayée par l'observation sociologique, et on voit mal comment elle pourrait l'être - les effets de seuil en question ayant supposément eu lieu il y a très longtemps, pour la plupart. Qui plus est, elle paraît bien simple au vu de la complexité de son objet. Son but n'est donc pas de prétendre à la vérité, mais plutôt de montrer comment un raisonnement à base d'échelles et de tailles d'effet peut permettre de saisir la question de l'émergence par une autre prise que celles offertes généralement par les approches qualitatives.

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[1] L’interaction gravitationnelle qui s'exerce entre deux corps est proportionnelle à leurs masses. C'est pourquoi à un niveau de complexité microscopique - où les masses mises en jeu sont très faibles, -on pourra souvent négliger ce phénomène. C'est la force électromagnétique qui cause la plupart des manières dont les atomes interagissent chimiquement entre eux.

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[2] Les tentatives de réplication par les pairs ont montré des variations importantes de l'étendue de l'intervalle de confiance à 95% et de la valeur d'usage. Les différents résultats restent toutefois tous dans un même ordre de grandeur : celui de la centaine.

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[3] Ce point est contesté par Philip Liebman, qui considère que les contraintes alimentaires du Néolithique ne permettaient pas d’atteindre le nombre de Dunbar.

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[4] Primates on Facebook, 2009, Cameron Marlow

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[5] On a donc N tel que δ / (N - 1) < 0,05  c’est-à-dire N > 1 + δ / 0,05 ; Si on accepte les valeurs proposées par Dunbar, le seuil se trouverait alors avec 95% de certitude dans l’intervalle [1981 ; 4581] - que je suis tenté d'arrondir à l’intervalle [2000 ; 4600] - avec pour valeur d’usage ε = 3000.

Un ensemble de 2 humains peut contenir au maximum 1 rapport, 3 humains donnent lieu au plus à 3 rapports : le rapport Alice-Bob, le rapport Bob-Cynthia, et le rapport Cynthia-Alice. Donc - selon notre définition - un ensemble de 4 humains ou plus peut être un "groupe".

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Posté le 16/03/2022

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