Distinction
Introduction : Le jeu
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Alice et Bob ont grandi, et ont fait la paix. Aujourd'hui, iels jouent à se lancer une assiette, et parfois l'assiette tombe. A chaque chute l'assiette se fragilise ; des micro-fissures qui la parcourent s'élargissent, jusqu'à ce qu'à la 10ème chute, elle vole en éclats.
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Entre le début et la fin de leur jeu, Alice a laissé échapper l'assiette 9 fois, et Bob une seule fois.
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Qui a causé la brisure ?
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Il y a selon moi au moins deux "mauvaises" manières d'approcher cette question si on veut la saisir par le prisme de la Recherche. La première serait de rechercher une cause unique et d'ignorer tout le reste.
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Répondre "C'est à cause des lois de la physique", c'est passer à côté des aspects humains de la situation. Cela ne permet pas d'expliquer pourquoi l'assiette a été lancée.
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Répondre "C'est entièrement à cause d'Alice" ou "C'est entièrement à cause de Bob", c'est passer à côté du fait que le jeu est une interaction. Si un des enfants n'était pas là, le jeu n'aurait pas eu lieu[1], et le phénomène qu'on essaie d'expliquer - la brisure - n'aurait pas eu lieu non plus.
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Partie 1 : Indistinction
("ils sont inséparables")
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La seconde "mauvaise" manière de répondre serait de dire que "L'assiette a été cassée à 100% par Alice et à 100% par Bob."
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Cela revient à ignorer volontairement le fait que 90% du travail qui a mené à la brisure a eu lieu entre les mains d'Alice. C'est une manière de botter en touche, et ainsi ne pas avoir à traiter la question de la taille d'effet causale de chaque enfant sur la brisure. Un refus de départager.
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Cela revient donc aussi à remplacer dans notre explication les deux enfants par une entité causale unique, indifférenciée.
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Certes, chercher à étudier ce que fait Alice en faisant abstraction de Bob serait un non-sens. La brisure naît bien de leur interaction - au sens où chaque enfant agit sur l'autre : le lancer de l'une influe directement sur la manière dont l'autre rattrape ou non l'assiette. Mais Alice et Bob sont bien deux entités distinctes, et renoncer totalement à les distinguer l'une de l'autre en raison de cette interaction, voilà qui paraîtrait vraiment étrange.
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Précisons que ma critique ne se résume pas à pointer du doigt le non-respect de la règle d'additivité des pourcentages dans ce second type de réponse, d'autant que celui-ci semble généralement relever davantage de la licence poétique que d'une véritable méconnaissance des mathématiques.
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Ce qui me dérange ici c'est le fait d'effacer volontairement de l'information, autrement dit : de rendre volontairement la situation moins lisible.[2]
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Prenons un autre exemple.​
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Partie 2 : La vie
("pas du tout scientifique")
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Certaines personnes ont fait remarquer qu'on n'a pas été capables, au sein de la communauté scientifique, de se mettre d'accord sur une définition opérante du terme "vivant".
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On peut aussi remarquer (assez justement) que même dans le scénario d'un consensus sur le fait qu'une chose donnée est vivante, le contour de la chose en question semble toujours être en flux constant. De la matière (considérée comme) inerte est sans cesse absorbée et incorporée à l'être vivant. Et à l'inverse, de la matière (considérée comme) vivante est sans cesse expulsée, et redevient "inerte".
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La matière dite "vivante" et celle dite "inerte" sont ainsi en interaction permanente, et la première ne semble pas pouvoir exister hors d'un substrat fait de la seconde. Bon courage alors à celui ou celle qui voudrait tracer une frontière claire entre l'une et l'autre.
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Remarquer tout ça permet potentiellement d'être (au moins marginalement) plus juste dans ses raisonnements que les gens qui utilisent cette catégorie de "vivant" sans avoir réfléchi à ses limites. Mais ce serait d'une paresse catastrophique d'en conclure que "Tout est à 100% vivant, et tout est à 100% inerte". Dire cela, ce serait par ailleurs renoncer d'un seul coup à la biologie, la médecine, l'épidémiologie, et toutes les disciplines du Vivant assises sur cette distinction - imparfaite et floue - que nous faisons entre "vivant" et "inerte"​.
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Là aussi, cela reviendrait à effacer de l'information.
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Partie 3 : Réduction
("la distinction (...) est purement idéologique")
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A première vue cette distinction vivant/inerte peut sembler s'opposer à l'approche réductionniste que je défendais dans un article précédent. Si nous adoptons cette approche, alors la matière vivante et la matière inerte doivent en théorie toutes les deux pouvoir se "réduire" aux mêmes entités élémentaires de base, soumises aux mêmes lois fondamentales. Comment, dans ces conditions, justifier de placer une frontière conceptuelle entre "vivant" et "inerte" ?
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Heureusement, ce paradoxe apparent se résout en fait assez facilement. La structure des systèmes de matière dits "vivants" leur confère des propriétés qu'on ne trouve pas dans les autres systèmes de matière (notamment : autocatalyse, homéostasie, réduction locale d'entropie, etc.)
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Il ne s'agit donc pas ici de prétendre que la matière vivante serait essentiellement différente de la matière inerte : elle ne l'est pas. L'une et l'autre sont composées de la même essence, des mêmes particules élémentaires.
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En revanche, je prétends que les systèmes de matière vivante sont fonctionnellement différents des systèmes de matière inerte. Les uns et les autres suivent des mécanismes suffisamment différents pour justifier de les considérer comme formant deux catégories distinctes.
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Conclusion : Antithèse
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"Je crois ainsi que la distinction gène/environnement - c'est-à-dire inné/acquis - est purement idéologique et pas du tout scientifique. Le gène est aussi vital que l'environnement, ils sont inséparables. Nous sommes déterminés à 100% par nos gènes et à 100% par notre environnement"
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[1] Cette manière de répondre ne permet pas non plus de prédire ce qui se serait passé si Alice et Bob avaient choisi de se lancer un freesbee à la place.
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[2] Précisons également que ce genre de démarche d'indistinction choisie peut totalement faire sens dans d'autres domaines aux cadres épistémiques différents : les arts, la politique, etc. Mon propos se limite ici à la Recherche.
Posté le 02/08/2024